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Profession: rabatteur

Statue de la Nouvelle Liberté, Faite de récupérations métalliques, symbole de l'inventivité et de la débrouillardise des doualaens. - DW Akademie. Licence Creative Commons BY-NC 2.0
Statue de la Nouvelle Liberté, faite de récupérations métalliques, symbole de l’inventivité et de la débrouillardise des doualaens
Licence Creative Commons BY-NC 2.0

La paix sociale a Cameroun, elle existe. Pourquoi ? Qu’est-ce que le Cameroun a de mieux – économiquement – que l’Afrique du Sud ou le Brésil par exemple, ces gens qui n’hésitent pas à manifester à la moindre alerte. Ou encore, qu’est-ce que le Cameroun a de plus que tous ces autres pays où il existe des conflits, ces autres pays où les communautés se battent entre elles ? Rien. Du moins en espèces sonnantes et trébuchantes. Mais ceci ne signifie pas qu’il n’y a pas de problèmes chez nous. Loin de là ! Nous on n’est pas du genre à s’exposer aux yeux du monde comme les égyptiens pour demander le départ d’un président qui n’est là que depuis une minuscule année. La preuve ? Suivez simplement mon regard. Non, nous on lave notre linge sale en catimini. On règle nos petits problèmes à force de petites insultes tribalistes au coin d’un mur. Ou en débauchant la femme de notre ennemi. Et quand ça semble vouloir dégénérer, pour enterrer le tomahawk, on fume le calumet de la paix autour de quelques bières dans un bar.

Contrairement à une certaine catégorie d’égyptiens qui, pour tromper leur ennui, vont squatter une place en lançant des « Digage !»* vindicatifs, nous on se débrouille. On n’a pas le temps pour les combats politiques. Nous on a des besoins primaires qu’on doit satisfaire au jour le jour. L’équilibre social camerounais repose sur une certaine passivité, sur une capacité presque surnaturelle à faire le dos rond, certes, mais aussi et surtout sur une ingéniosité et une débrouillardise qui finalement viennent à bout de tout. Et parmi les grands débrouillards qu’a enfantés notre belle ville de Douala, il y a les rabatteurs.

Selon le Larousse, un rabatteur est une personne qui rabat le gibier vers les chasseurs. Chez nous, on dira que le rabatteur est une personne qui rabat le gibier (le client), vers le chasseur (le vendeur ou le fournisseur de services) et qui en contrepartie récolte des sous. A Douala, les rabatteurs sont presque partout. Parlons de quelques uns que je côtoie souvent, tiens!

Le rabatteur numéro un, celui qu’on remarquera le premier, est celui qu’on appelle le chargeur. Son lieu de travail est l’un des nombreux carrefours de la ville. Son matériel : sa bouche. Le chargeur est celui qui trouve les clients pour les taximen. En criant une destination : « Akwa Soudanaise ! Akwa Soudanaise ! Trois cents ! La mère, tu vas à Akwa ? A quel niveau là-bas ? Non, il ne passe pas par le marché Sandaga, la route est mauvaise là-bas… Chauffeur, tu passes par Sandaga ? Oui la mère, monte, il passe par là… Akwa Soudanaise ! Une place, une place ! » Il crie une place restante, même s’il y en a encore quatre des cinq qui sont libres. Qu’il fasse soleil ou qu’il pleuve, le chargeur est là, il hurle des destinations. Il remplit les taxis. Et chaque fois qu’il le fait, le chauffeur lui remet cinquante francs. L’un de ces derniers m’expliquait un jour :

« A priori, on pourrait croire que si les taximen voulaient, il n’y aurait plus de chargeurs. En réalité, c’est plus compliqué. En plus de nous trouver des clients, ils nous permettent de souvent échapper aux policiers quand on stationne mal pour trouver les passagers. Et puis quand il y a des sacs à mettre dans la malle arrière, ils s’en occupent. Cinquante francs ce n’est pas cher payé pour les services qu’ils nous rendent. Et nous on ne perd rien, puisqu’on s’en sortirait même si on ne faisait pas le bâchement*. Le passager supplémentaire nous sert à payer le chargeur et à gérer les mange-mille* qui nous emmerdent souvent en route là. Et certains de ces chargeurs peuvent se faire jusqu’à dix mille en une journée ».

Dix mille francs (environ 15 euros) en une journée… Autant, sinon plus que beaucoup de nos fonctionnaires. Quand ceux-ci sont honnêtes, bien entendu.

L’autre catégorie de rabatteur sévit autour de certains lieux stratégiques. Comme les campus universitaires. Il est facilement reconnaissable. Il tient une pancarte sur laquelle sont collées des photos de tous les formats. Ici, le gibier principal est l’étudiant. Cette caste de personnes a qui on demande des photos d’identité à tort et à travers. Le marché est immense quand on sait qu’en dehors des demandeurs de visas, les étudiants n’ont pas leur pareil quand il s’agit de faire des formalités et que chaque campus voit défiler des milliers de personnes chaque jour. Mais le rabatteur ne fait pas son fonds de commerce seulement sur les étudiants. Toute personne qui passe par là est l’objet de son intérêt. Il charrie tout ce beau monde vers un studio de photographie qui n’est pas loin de là. Et pour chaque client, il perçoit une commission. La majorité de ces rabatteurs sont en fait des étudiants des campus universitaires autours desquels ils gravitent. Ils peuvent ainsi payer leurs études.

Le dernier rabatteur que j’évoquerai ici s’assimile beaucoup plus à un aiguilleur. J’ai passé trois heures avec l’un d’entre eux il y a quelques mois. Puisque que je m’étais rendu à un endroit qu’on appelle Ancien Troisième, le marché de la ville qui est spécialisé dans l’électronique. J’avais dans ma liste de courses : acheter un casque audio, acheter un chargeur pour un téléphone et faire réparer un autre téléphone. Dès que je suis descendu du taxi, j’ai vu un jeune homme se planter devant moi.

« Bonjour Grand. Tu as besoin de quelque chose ?

-Euh… Oui, je cherche un endroit où on vend les écouteurs.

-Viens, je connais une boutique où tu peux trouver de bons écouteurs ».

Pas très rassuré, je me retrouve en train de courir presque derrière lui. On s’enfonce dans les profondeurs du marché. Jusqu’à la boutique d’une jeune femme qui effectivement vend toutes sortes de casques audio.

« Boss, tu as prévu combien pour le casque ? » Je lui donne un montant. Et lui il va négocier avec la marchande. Elle n’est pas d’accord pour me donner celui que j’ai choisi au prix que j’ai proposé. Le jeune homme n’en démord pas et réussit finalement à la convaincre. Pour le chargeur du téléphone, il prit aussi en mains l’opération de marchandage. Après, il fallait réparer l’autre téléphone. Il m’a encore trainé derrière lui, dans les méandres du marché, me faisant passer par des endroits vraiment hétéroclites. Il a remis l’appareil en panne à un technicien, lequel après diagnostic, m’a donné un prix taxé*. Mon démarcheur s’est encore chargé de discuter ce prix et quand il a atteint le raisonnable, j’ai été d’accord pour confier mon téléphone à réparation. Il fallait repasser deux heures plus tard le récupérer.

Maintenant, j’avais deux heures de temps à tuer. Où et comment ? Je ne le savais pas. Mais mon démarcheur, lui savait ! Malin comme tout, il m’a dit qu’il connaissait un endroit idéal où patienter. Il m’a conduit tout droit… Dans un bar. Comme il n’est pas commode d’occuper une place dans ce genre d’endroit sans consommer, je me suis retrouvé en train d’acheter des boissons. Une bière pour lui et un soda pour moi. Et question d’accompagner son breuvage, il s’est pris un bon plat de ragoût de plantain. Et entre deux bouchées et une gorgée, il m’expliquait :

« Tu vois comment je t’ai aidé aujourd’hui non ? Moi j’aurais pu te laisser aller te perdre au marché hein ! Mais au contraire je t’ai emmené directement aux endroits où tu pouvais trouver ce dont tu avais besoin. Quand on va finir là, je vais rentrer chez tous ces gens et ils vont me donner quelque chose pour le client que je leur ai emmené. Et si toi tu es content, tu peux aussi me donner mon pourboire. Je n’ai pas fait de longues études et c’est comme ça que je me bats pour vivre. Et on est nombreux à faire ça dans tous les marchés de Douala ».

Et au moment de se séparer, je lui ai effectivement donné son pourboire. Grâce à lui, je dois l’avouer, j’avais fait de très belles affaires.

C’est la saison des pluies. Et qui dit saison des pluies à Douala, dit averses ininterrompues souvent pendant cinq ou six jours d’affilée. Je ne peux pas terminer sans parler de ces débrouillards saisonniers qui ne sont pas des rabatteurs, mais des porteurs. Ils ont leur bureau tout près des mares d’eau qui se forment à la moindre ondée sur nos quartiers. Ces mares d’eau ont ceci de particulier : elles contrarient immanquablement les ambitions de ceux qui veulent emprunter les routes qu’elles coupent. Le porteur est la solution à ce problème. Il se propose de t’emmener de l’autre côté sur son dos, moyennant une certaine somme. Quand vous tombez d’accord, tu grimpes. Mais l’affaire n’est pas encore dans le sac, puisque très souvent, une fois au milieu de la grande flaque d’eau, le petit malin te fait comprendre que tu dois payer plus que ce que vous aviez conclu pour la traversée. Sinon il n’aura pas d’autre alternative que de te débarquer là.

Cela fait partie des situations dans lesquelles on n’a souvent pas le choix. Surtout quand on a un costume trois pièces sur le dos et des Louboutin aux pieds. Je parle par expérience.

Par René Jackson

 

*Digage : Prononciation du mot français ‘Dégage’ par les locuteurs de l’arabe

*Bâchement : camerounisme désignant la pratique de la surcharge dans les transports

*Mange-mille : Policiers ou gendarmes assurant le contrôle routier. On parle de « mille » et non de « mil » à cause de leur goût prononcé pour les billets de mille francs

*Prix taxé : prix qui n’est pas définitif. Qui est voué à baisser

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Auteur·e

ntrjack

Commentaires

Baba MAHAMAT
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J'avoue que ton article est très interessant. plus qu'un reportage, c'est faire connaitre ces personnes qui au lie d'aller voler ou commetre l'incivisme ont choisi de se rendre utile d'une certaine manière en gagnant legalement et de manière correcte leur gagne-pain. Tu aurais dû parler de ces porteurs de bagages de l'aeroport de Douala qui me fascine avec leur sens de dplomation souvent surtout dans l'emballage des valises et autres effets des voyageurs.

Serge
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les rabateurs "photo" il y en a plein au centre de la ville où j'habite. pour les taxis et les bus, non. c'est impossible car on appelle les taxis par telephone et les bus, bem il y a les arrÊts.
Mais à Kin, c'est du copier-coller du Douala, ahaha.
En tout cas, moi j'aurai bien besoin de quelqu'un pour négocier les prix à ma place, j'avoue être completement nul en la matière

Yasmine
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Très bel article. Je connais très bien le premier rabatteur: le chargeur étant donné que je passe tous les jours par le Rond Point. J'avouerai que je suis plus à l'aise quand il y a un chargeur. En plus c'est pratique parce que comme ils ont déjà mon "dossier" je n'ai plus à décliner ma destination, on me dirige automatiquement vers mon taxi. Moi qui suis outrée par le bâchement, et qui suis une "bâching material" (car fine) par excellence, j'ai une raison de supporter ce mal, si c'est pour payer mes amis chargeurs, ""çà me va"".
Par contre je ne connaissais pas l'aiguilleur et le porteur. Vivement que je les rencontre!