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La dame du taxi

 

« Vite ! Vite ! On ne doit pas le louper, ce taxi ! »

J’étais passablement contrarié de devoir tirer seul deux valises et de porter en même temps un gros sac à dos.

« Je ne vois pas pourquoi tu es si pressée. On est même largement en avance et tout à coup tu te mets à t’exciter. En plus il y a beaucoup de taxis à la station. Regarde, on aura l’embarras du choix ! »

« Oui, mais tu ne comprends pas ! On doit prendre CE taxi ! »

J’avais fini par traverser le boulevard. Dans son empressement, elle avait réussi à traverser avant moi, avant que le feu ne passe au rouge. Une couleur qui m’avait retenu de l’autre côté de la chaussée. Elle s’était arrêtée et arborait un grand sourire. L’un de ces sourires qui m’interdisait de me fâcher.

« Votre carrosse est avancé, monsieur ».

Elle m’indiquait une auto. D’un regard j’avais compris pourquoi elle l’avait choisie. C’était une sorte de gros berlingot rose bonbon qui n’avait rien en commun avec les autres taxis mis à part le lumineux qui trônait au-dessus de sa carrosserie. C’était l’un de ces modèles dérivés d’un véhicule utilitaire, il était rabougri et, avec sa couleur complètement atypique, cette chose donnait plus envie de la manger que d’y voyager. Ce taxi n’avait rien à voir avec les grosses berlines sombres qui faisaient le même office dans la ville.

« Tu n’as pas fini de klaxonner, toi ? Je t’ai dit que j’allais prendre racine ici ? Calme-toi, mon vieux ! »

L’homme qui était au volant du taxi derrière notre sucrerie sur roues avait émis un autre coup de klaxon, un sourire narquois aux lèvres.

« Viens, Belle Gosse, viens ! Laisse le jeune homme se dépatouiller avec tout ça. Il m’a l’air fort et robuste. Il saura s’en sortir tout seul. »

Je maugréais. J’avais placé tous les bagages dans le coffre dont le hayon était ouvert. C’était quand même curieux, ce coffre avait plus l’air d’une petite réserve de maison que de l’arrière d’une voiture. Une jolie nappe marron assortie de broderies l’habillait. Deux napperons jetés ici et là complétaient ce décor. Pour finir, tout autour de l’encadrement de la porte arrière pendaient de longues franges de tissus. C’est à ce moment-là que j’ai compris que ce trajet en taxi sera quelque peu différent de ceux que j’avais fait auparavant.

Après avoir refermé la porte du coffre, je m’étais installé sur la banquette arrière de la voiture. Curieusement, je m’y suis retrouvé seul. La conductrice avait demandé à celle qui m’accompagnait de s’asseoir à côté d’elle. Pour cela, elle avait déménagé tout le fatras hétéroclite qui se trouvait sur le siège avant pour le déverser sur banquette arrière. Je me retrouvais ainsi en compagnie de pots et de boîtes en tous genres.

«  Ils me les brisent vraiment menus, ces types.

– Qui donc ?

– Mes collègues. Toujours à se plaindre. Contre le gouvernement, contre les impôts, contre les piétons, contre leurs collègues. Ils me barbent. Tu discutes avec eux pendant cinq minutes et tu as envie de te jeter dans la Seine. Ils se mettent à te parler de leurs problèmes avec leur femme, mais qu’est-ce que j’en ai à foutre moi, de ce qui se passe avec leur bonne femme ? Ils sont toujours à pleurnicher. On dirait des femmelettes. Tiens, l’autre jour pendant notre manif’, il y en a qui se sont carrément mis à casser des trucs et à s’en prendre à d’autres automobilistes qu’ils accusaient d’être des… Comment appelle-t-on ce truc en anglais ou en je-ne-sais-pas-quoi ?

– Des Uber ?

– Oui, exactement ! Au lieu de trouver des idées et de se retrousser les manches, ils s’attaquent à de pauvres gens. Ça devient de plus en plus pathétique. Vingt-sept années que je suis dans un taxi et je…

– Vingt sept ans ?!

J’avais aussi haussé les sourcils. Vingt sept ans, quand même ! Ceci expliquait pourquoi, à la différence de la plupart des autres voitures, il n’y avait pas de GPS sur sa planche de bord. Elle devait avoir le plan de la ville imprimé dans son cerveau, jusque dans ses moindres ruelles.

– Oui, Belle Gosse. Vingt sept ans de taxi. J’ai passé les soixante balais depuis quelques temps déjà. Je ne les fais pas, n’est-ce pas ? ajoutait-elle devant son regard surpris.

– Euh…

– Tiens, tiens ! Regarde-moi, Belle Gosse. Oh là là ! Tu as de très jolis yeux !

– Merci beaucoup madame, mais vous devriez regarder la route, répondit-elle en détournant le regard.

Je m’étais mis à sourire. Ces yeux gris à paillettes marron faisaient toujours leur effet.

– Regarde-moi encore. Quelles merveilles ! Ouh là, ne deviens pas si blême, Belle Gosse. Tu as un joli minois, mais t’inquiète, tu n’es pas du tout mon genre.

Derrière elles, j’avais pouffé. Un regard gris métallique s’était alors posé sur moi. Menaçant. Je ne cessais pas de rire pour autant.

– Dis-moi, Belle Gosse, tu es d’où ? »

Il était vraiment particulier ce taxi. Il y avait des fleurs et des sucreries partout. Le plafond était parsemé d’emballages de confiseries en tous genre. Juste en face de moi, accroché au repose-tête, trônait un tableau, une réplique très partielle sur fond rose de La création d’Adam de Michel-Ange. Un peu plus bas, un dictionnaire trônait accompagné de magazines pour touristes. Accroché au repose-tête de l’autre siège avant, un autre tableau représentait un oiseau cerné de messages multicolores, sur un fond bleu. Entre les deux sièges se trouvait une petite corbeille en osier, remplie à ras-bord de bonbons. Un attirail vraiment original.

« Et le Beau Gosse, je ne te demande pas d’où tu viens, toi. Ça se voit.

Avant que je ne puisse lui rétorquer quoi que ce soit, elle enchaîna :

– Mais, il ne cause pas beaucoup, le Beau Gosse…

– Oui c’est vrai, il n’est pas très disert.

– Tu es un artiste, Beau Gosse ?

Je la regardais, un peu surpris.

– Lis, là, juste devant toi.

Sur le Michel-Ange tronqué, il était écrit : « Parler est un besoin, écouter est un art ». Goethe.

– Puisque tu sais écouter, Beau Gosse, tu es un artiste. Mais tu sais faire autre chose ?

– J’écris. Quelques fois.

– L’écriture ! Un art parmi les arts ! Je respecte beaucoup ceux qui font des choses de leurs dix doigts. Ceux qui ne le font pas, pour moi, ce sont des gens qui se croient heureux, mais leur vie est fade en réalité. Moi je fais de la peinture. Les tableaux que vous voyez, c’est moi qui les ai faits.

– Moi aussi je fais de la peinture ! »

Elles s’étaient mises à parler de gouaches, de châssis entoilés, d’aquarelles, de pinceaux, d’huiles, de craies et autres pastels. J’avais cessé de suivre leur conversation. Je regardais la ville défiler à travers la vitre. La voiture s’arrêtait à un feu, des piétons traversaient la chaussée, la voiture repartait. Et ainsi de suite. A l’un de ces feux, un autre taxi s’était arrêté à notre hauteur. Le conducteur avait descendu sa vitre.

« Eh, Monique ! Toujours bon pied bon œil, hein ?

– Eh oui, mon blaireau ! Toujours ! Vous allez devoir me supporter encore un brin de temps !

– Je parlais de toi avec mon passager. Il trouve la couleur de ton taxi très spéciale.

– La seule et unique dans Paris. On ne peut pas me rater. »

Le feu repassa au vert.

« … Le métro par contre je déteste ! Oh là là ! C’est une horreur. Entrer dans un trou, sillonner le sol comme une taupe et hop là, ressortir à l’autre bout de la ville, comme par magie. En plus les gens là-dedans sont tous bizarres. Un peu comme s’ils avaient bu de l’anisette. Il faut circuler en plein air, j’en connais qui n’en sont pas morts. Brrr… Chaque fois que j’y pense, ça me donne des frissons.

– Mais vous savez madame, on peut faire de belles rencontres dans le métro, avait répliqué Nadia en se retournant et en plantant son regard dans le mien.

– Eh, Belle Gosse, n’y pense même pas ! Tu vas attendre d’être hors de mon taxi avant de faire de lui ce que tu veux. D’ailleurs, vous êtes arrivés. Tu as mon numéro, si l’envie te prend de venir peindre avec moi. Donnez-moi ce que vous me devez et décampez. »

J’avais raconté cette rencontre haute en couleur. Il m’avait alors été révélé que cette dame était l’une des plus connues du métier en ville.

Par René Jackson

Photo: luminaire de taxi parisien, par Bitonio via Flickr CC

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ntrjack

Commentaires

Mademoiselle Al
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j'aime j'aime j'aime ca fait longtemps que j'ai pas lu un texte aussi bien ecris fluide rholala :)

Mademoiselle Al
Répondre

j'aime j'aime j'aime
texte fluide
agreable à lire
ca fait lontemps que j'ai pas lu une aussi belle histoire :)