S’il y a une chose qui m’insupporte, c’est d’avoir affaire à l’administration publique camerounaise. Je tombe littéralement malade lorsque j’ai des formalités administratives à remplir. Parce que je n’ai jamais compris comment dans un pays, le moindre papier qu’on doit signer doit coûter autant de temps. A l’Université pour payer ses frais d’études, tu prévois la journée entière. Pour légaliser un acte de naissance ou un diplôme à la sous-préfecture, il faut prévoir toute une journée. Pour se faire établir une carte d’identité dans un commissariat, pareil. Aller passer toute une journée dans un rang tout en subissant les intempéries et le courroux des fonctionnaires est une épreuve que des milliers de camerounais endurent chaque jour. Il y a quelques semaines, je suis allé me faire établir une pièce officielle. Je me suis bien sûr fait cuire par le soleil. Je me suis bien entendu fait engueuler par l’un de ces fonctionnaires toujours énervés. J’ai évidemment passé des heures à attendre. Mais ce n’est pas ce qui m’a le plus énervé.
Après s’être faits trimbaler à gauche puis à droite durant des heures sans savoir pourquoi ni sans voir notre situation évoluer, en réponse à quelqu’un qui s’en étonnait, un autre a demandé : on va faire comment ?
« On va faire comment ? » Ce n’est pas une question qui fait comprendre qu’il y a un problème qui se pose et auquel on doit trouver une solution. Non. Notre on va faire comment ? est plutôt l’étalage d’une résignation totale, d’un abandon, d’une démission de la volonté de faire bouger les choses. Notre on va faire comment ? doit être compris comme un il n’y a rien d’autre à faire. On est obligés de supporter. Tu es un transporteur, tu te fais stopper par un policier. Malgré le fait que tout soit en règle, le flic refuse de te laisser t’en aller sans son billet de 500 francs. A tous les coups, tu vas entendre l’un de tes passagers te dire « mon frère, donne-lui sa bière non. On va faire comment ? » Dernièrement je me suis retrouvé à Yaoundé. J’avais un rendez-vous que j’ai manqué. Parce que l’endroit où je logeais était non loin du palais présidentiel et que par malheur, ce matin-là, le président était de sortie. Routes barrées. J’ai dû parcourir deux kilomètres à pieds. Et pendant ce trajet, j’ai entendu un nombre incalculable de fois « on va faire comment ? Marchons seulement ».
Une autre question que le camerounais aime poser n’est pas très éloignée du «on va faire comment» et est tout autant destructrice. Cette fois c’est On fait comment ? On entendra cette phrase la plupart du temps suivie d’un « chef » bien appuyé. On fait comment non, chef ? Revenons à la situation du policier et du chauffeur. Comme dans notre pays, tout ce qui porte un béret, même si l’épaulette ne porte aucune bande ni aucune étoile, est un chef en puissance. En posant cette question, le chauffeur fait comprendre à son tortionnaire qu’il est prêt à verser son pot-de-vin et qu’il attend juste que le « chef » lui dise ce qu’il désire. Mais la plupart du temps, les conducteurs connaissent le contrat. Après mon aventure malheureuse à Yaoundé, je rentrais à Douala. Assis auprès du conducteur de l’autocar, j’avais remarqué que chaque fois que la police nous interpellait, avant de descendre, il glissait un billet entre son permis de conduire et la vignette. Corruption, quand tu nous tiens !
Tu sais même à qui tu as affaire ? Si dans une dispute, ton adversaire te pose cette question, la seule certitude que tu dois d’ores et déjà avoir est que tu n’as pas affaire à lui qui est en face de toi. En vérité, tu t’es attaqué à la lointaine partie de sa parenté qui est préfet dans un coin perdu de la république, qui est sans galon dans un commissariat miteux quelque part ou qui est le chauffeur d’un grand type. Tu verras très souvent celui qui te pose cette question dégainer son téléphone, composer un numéro et demander à quelqu’un de venir. Dans ce cas, si toi-même tu n’as pas de répondant dans tes relations, repends-toi sinon tu es cuit. Ce qu’il faut savoir c’est qu’il y a des individus dans notre pays qui se croient tout permis, qui jettent des gens dans des geôles de façon totalement arbitraire, commettent des actes répréhensibles en toute impunité parce qu’ils jouissent d’une immunité qui ne se fonde que sur leur répertoire téléphonique.
Qui l’avait envoyé ? Ce qu’il faut comprendre lorsqu’un camerounais pose cette question n’est pas bien difficile : bien fait pour ta gueule. Tu t’es mis dans une situation difficile, c’est bien fait pour toi. Qui t’avait envoyé ? Ces derniers jours, il y a une variante à cette question qu’on entend beaucoup plus : qui les avait envoyés ? Plus personne ne va au parc de Waza. D’ailleurs, on ne savait même plus que ce parc existait. Qui est assez fou pour risquer sa vie dans un voyage nocturne et dans un train totalement inconfortable pour se rendre au Nord puis se livrer à la merci des coupeurs de route juste pour aller voir des girafes et des babouins ? Ça ne leur suffit pas de les voir à la télé ? Vraiment les Blancs là aiment trop les problèmes. Et dans tout ça ils emmènent leurs enfants. Voilà maintenant qu’on les a kidnappés. Qui les avait envoyés ?
En réalité, à la place de ces questions qui s’assimilent soit à un renoncement, soit à une expression de l’influence que certains individus peuvent avoir, soit à une insensibilité face à la détresse de son prochain, les camerounais seraient bien inspirés de se poser d’autres questions. Des questions bien plus constructives, plus fondamentales. Des questions qui toutes débuteront par un pourquoi.
Pourquoi existe-t-il encore, en 2013, à l’ère des supposées Grandes Réalisations, des quartiers dans la ville de Douala qui restent sans fourniture d’électricité pendant des semaines ? Pourquoi certaines zones de la ville n’ont pas vu sortir de l’eau des robinets depuis plus de vingt ans et pourquoi malgré cela les abonnés de ces parties de la ville continuent à recevoir des quittances d’eau salées ? D’ailleurs, pourquoi cette eau du robinet, pour les chanceux qui peuvent encore en profiter, est salée et si sale ? Ne nous avait-on pas enseigné au primaire que l’eau potable est incolore, inodore et sans saveur ? Alors pourquoi un ministre s’est-il permis de dire un jour que malgré cette couleur, ce goût et cette odeur, l’eau des robinets était potable ?
Pourquoi Vanessa Tchatchou jusqu’à lors ne sait pas exactement ce qu’il est advenu de son bébé ? Pourquoi à un moment donné, au lieu de rechercher les auteurs du rapt de son enfant, les autorités de notre pays n’ont rien trouvé de mieux à faire que de mettre en branle toute la machine répressive contre une petite de dix-sept ans qui avait osé demandé la vérité? Pourquoi notre gouvernement a-t-il décidé de sous-entendre que le corps du bébé retrouvé était dans un état de décomposition si avancé qu’il était impossible de faire des tests d’ADN, alors que les scientifiques font les mêmes tests sur des gens morts depuis des siècles?
Pourquoi est-on obligé de tchoko* chaque fois qu’on veut se faire rendre un service ? Pourquoi nos enseignants, qui pourtant forment l’avenir de notre pays, sont-ils si marginalisés ? Pourquoi n’ont-ils pas un salaire qui ressemble à ce qu’ils apportent au progrès du pays ? Et pourquoi nos jeunes, après avoir obtenu leurs diplômes n’ont-t-ils pas d’autres alternatives que d’aller risquer leur vie ou au mieux leur santé sur des motos ou alors sont prêts à tout pour se lancer à la conquête des eldorados les plus ubuesques?
Pourquoi dans nos hôpitaux les malades sont abandonnés à leur sort tant qu’ils n’ont pas versé d’argent ? Pourquoi les infirmières maltraitent leurs patients ? Pourquoi les sages-femmes, au lieu de tenter de rassurer les femmes qui subissent les douleurs de l’enfantement, leur lancent avec toute la désinvolture du monde notre fameux « qui t’avait envoyé ? » Pourquoi ces hôpitaux n’ont-ils pas d’adduction en eau courante. Pourquoi dans ces hôpitaux, on risque la mort à tout moment lorsqu’on se fait opérer, non pas à cause de l’incompétence du corps soignant, mais à cause des coupures d’électricité intempestives ?
Pourquoi notre pays ambitionne-t-il n’atteindre l’émergence qu’en 2035 soit quinze années après la limite fixée par la Côte d’ivoire en 2020 pour atteindre son émergence? Une Côte d’Ivoire qui vient de sortir de dix ans d’instabilités et de guerre. Pourquoi devons-nous nous demander comment le Cameroun a réussi à accumuler 25 ans de retard sur la Côte d’Ivoire en soixante-trois années?
Il y a tellement de questions à poser car dans notre pays, il y a tant de choses qui ne tournent pas rond. Au lieu de cela, chacun se complaît dans sa petite situation et quand le malheur frappe, on entend l’immuable « on va faire comment ? ». Chaque pays a les dirigeants qu’il mérite. Cela est encore plus vrai avec le Cameroun. Quand un peuple reste passif, à la limite lâche, se faisant marcher sur les pieds et laissant ses droits bafoués sans opposer la moindre résistance, il est normal de remarquer les excès de zèle dont certains font preuve. A la limite même, je n’en veux pas à ces gens qui finalement font ce qui leur chante tout en sachant qu’ils n’auront des comptes à rendre à personne. On dit que la liberté de chacun s’arrête où commence celle des autres. La liberté de nos gouvernants n’a pas de limites. Elle franchit même allègrement la barrière du libertinage et s’en va brouter sur les vertes prairies de nos libertés individuelles et collectives que nous avons volontairement désertées.
René Jackson
*Tchoko: corrompre / corruption
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