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Bandjoun

Je suis descendu de l’autobus qui m’avait emmené là vers cinq heures trente du matin. Et tout de suite, j’ai été saisi par la fraîcheur de l’atmosphère. J’étais bien malin là, avec cette chemise fine aux manches retroussées, sous ce froid. J’ai tapoté l’écran de mon téléphone. Quelques secondes après, internet aidant, il m’a affiché douze degrés centigrades. Bien loin des trente degrés que j’avais laissés à Douala, six heures auparavant. Je suis resté là, sur place, devant la place du marché, à attendre que le jour se lève. Afin de me permettre d’engager le sprint qu’allait représenter cette journée. Je venais d’arriver à Bandjoun, certes, mais je dormirais à Douala le soir même. C’était il y a quelques semaines.

 A l’est, je ciel avait commencé à prendre une teinte bleuâtre, caractéristique de l’aube dans ces montagnes. Les commerçants avaient commencé, malgré l’heure, à s’installer, emmitouflés dans des gros pull-over ou dans des vestes. De temps à autres, ils jetaient un regard curieux vers moi, cet étranger planté là, transi de froid. Je n’avais toutefois pas le choix, car j’attendais l’une de ces commerçantes pour lui transmettre quelque commission : elle devait me procurer une décoction, médecine d’une toux chronique qui habitait le corps de quelqu’un de ma maisonnée. J’étais obligé de l’attendre ainsi, mon malheur étant qu’elle n’eut pas la bonne idée ce jour-là de faire comme les autres commerçants, d’émerger tôt de chez elle.

 Puis il eut un coup de fil, j’ai transmis la recommandation, ma journée pouvait commencer.

Premier rendez-vous : celui mon père. Avec qui j’entretiens ni plus, ni moins des relations cordiales, quasi-professionnelles, empreinte d’un respect mutuel et d’une certaine tiédeur. Phénomène qui dure depuis l’enfance. Mon caractère effacé, timide, taiseux et quelque peu introverti n’ont peut-être pas aidé à décomplexifier mes relations avec ce bonhomme. A la réflexion, je me dis que le complexe œdipien développé par Freud a été exacerbé chez moi.

Deuxième rendez-vous de la journée : ma grand-mère, la mère de mon père. Elle est l’unique aïeule qui me reste. Je sais qu’elle n’a pas dormi de la nuit. Je l’ai appelée la veille pour lui dire que je me mettais en route pour venir vers elle. Deux ans qu’on ne s’est pas vus. J’arrive chez elle. Accueilli par des enfants – j’imagine que ce sont mes cousins, bien que je ne les reconnus pas. Ils s’affairent déjà aux tâches ménagères. Ils me disent qu’elle est dans sa chambre.

Je suis accueilli par des hurlements de joie. Effectivement, elle n’avait pas dormi. Elle avait passé la nuit à estimer à quel étape du trajet j’étais. Elle s’était un peu inquiétée durant les derniers quarts d’heure. Je suis là depuis deux heures déjà, en réalité, je lui dis. « Tu étais avec ton père, alors ? Vous avez discuté ? » Elle me regarde, me contemple. Mes yeux se plongent dans ceux de cette nonagénaire aussi énergique qu’une jeunette de trente ans. A travers ses pupilles, je décèle une joie débordante, quelque chose qu’elle peut difficilement exprimer avec des mots. Je le sens, je le sais, je le vois, aussi palpable que ses mains qu’elle fait parcourir sur les parties de mon corps qu’elle peut atteindre, depuis sa position assise dans son lit. Et là, je ressens une certaine culpabilité. C’est anormal que je ne vienne pas lui rendre visite plus souvent. Je n’ai pas remis les pieds ici depuis deux ans. C’est inouï et inacceptable !

 Elle hèle l’un des enfants de tout à l’heure. « Va appeler la voisine. Et dis lui de venir aussi vite que  ses pieds le lui permettraient si une personne était en danger de mort ». A moi : « il faut que tu voies celle avec qui je passe mon temps ici. On s’encanaille énormément, on se chamaille plus que de raison, mais elle est celle sans qui je ne serais plus ». Un dizaine de minutes après, une voix se fait entendre dehors

« La maîtresse de cette maison, que se passe-t-il ?

– Un miracle vient de se produire. Je ne t’en dirai pas plus tant que tu n’es pas devant le brun de mes yeux.

– Qu’y a-t-il encore ? De ma concession je t’entends crier depuis de trop longues minutes! Devrais-je m’en inquiéter ?

– Viens voir le miracle de tes propres yeux, je te dis ! »

Dix secondes après, une femme de soixante-dix ans à peu près pénétra la chambre.

« Je te présente le maître des lieux !

– Tebu ?

– Lui-même ! Celui à qui appartient le sol que tu foules de tes pieds en ce moment même !

– Celui même qui est allongé là-bas dehors? Dit-elle en montrant du doigt la direction dans laquelle se trouvait la tombe de mon grand-père, éloigné d’une dizaine de mètres de la maison.

– Puisque je te le dis!

– Bienvenu chez toi, mon cher ! Vieille bique ! Je ressentais comme de l’enthousiasme, comme de l’excitation dans tes cris et hululements depuis tout à l’heure. Donc fallait-il que je comprenne que c’est parce que ton mari était là ? (Je porte le nom de mon regretté grand-père, ce qui fait de moi le mari de ma grand-mère).

– On ne peut pas faire plus perspicace, ma chère ! »

 S’en est suivi une séance de questions de la larronne que ma grand-mère a tôt fait d’écourter.  « Puisque tu es chez toi, tu dois être impatient de visiter tes terres. Va ! Va dégourdir tes jambes. Cette femme et moi avons un problème à régler. »

 Je suis allé dans le champ qui jouxte la case d’habitation. Il était en friches. Aucune graine n’y avait été semée dans l’année. En m’enfonçant dans ces sillons abandonnés, je me suis aussi enfoncé dans mes souvenirs…

Bandjoun.

Le plus ancien souvenir que j’ai de cet endroit date de mes cinq ans. Souvenir fugace d’un sac plein d’arachides posé sur ma tête et qui ma démoli la nuque. Je rentrais d’un champ et j’avais marché avec cette charge juchée au dessus de mon crâne sur près de huit cents mètres. Le lendemain, je tombai malade.

Entre mes neuf et mes douze ans, je passai mes vacances scolaires en ce lieu. Les charges étaient plus lourdes, transportées sur de plus longues distances, mais étaient plus supportables. Préadolescence. Rires. Tout le temps. Il fallait se lever tôt, aller aux champs. Récolter le maïs, puis les arachides, les melons d’eau. Pour les longues journées aux champs, on emmenait un repas. Que notre grand-mère nous faisait manger le plus tard possible. Parce que nous cessions tout à fait de travailler une fois que nous l’avions ingurgité. A partir de ce moment-là, nous entamions une véritable razzia. Les safoutiers, les manguiers et les goyaviers ne les auraient eus que pour pleurer s’ils avaient des yeux. Les feuilles de manguier, coupées comme il faut et empalées sur des brindilles, tournaient comme des hélices dès que nous nous mettions à courir. Et pour ça on a couru, gambadant à travers champs, parfois sous la pluie, maculant nos vêtements d’une terre rouge et grasse qui ne lâcherait plus le tissu. On s’en retournait auprès des autres très tard dans l’après-midi, honteux mais heureux. Certaines fois, au retour du champ, nous étions envoyés en mission commandée par notre grand-père pour retrouver un cochon qui s’était échappé de son enclos. Aucun animal n’est aussi difficile à attraper qu’un cochon, surtout quand il est petit. Les lapins étaient moins espiègles. Les chèvres et la basse-cour ne posaient aucun problème : ils rejoignaient d’eux-mêmes l’emplacement qui leur était réservé pour la nuit.

D’autres missions étaient plus périlleuses. Comme se laver après de telles journées, avec une eau glacée (parce que les hommes ne se lavent pas avec de l’eau chaude), sous le froid et dans la nuit. Ce genre de nuit tellement noire que tu as l’impression qu’il y a des paires d’eux provenant d’outre-tombe rivés sur toi. Dans de telles circonstances, mes compères et moi n’éprouvions aucun scrupule à éviter le bain pendant deux ou trois jours d’affilée. Parfois, nous étions obligés, toujours en pleine nuit noire, d’aller transmettre quelque nouvelle à une connaissance qui habitait à plus d’une heure de marche à travers champs, tout juste éclairés par la faible lumière de la lune ou, les jours les plus heureux, de celle vacillante d’une lampe-tempête.

A la fin de l’adolescence, les données avaient changé. Officiellement, nous allions toujours au village pour aider aux champs, mais la réalité était toute autre. Mes cousins et moi avions grandi et les préoccupations avaient évolué. Tous les soirs, ou presque, nous disparaissions sur les coups de vingt et une heures, pour ne réapparaître que le lendemain matin. Nous écumions les bals, les fêtes de mariage, d’anniversaire, les veillées mortuaires, etc. La plupart du temps, nous n’étions pas invités et ne connaissions, ni de près, ni de loin les personnes concernées par ces manifestations. Le tout après avoir parcouru des kilomètres à pieds, sans lune et sans lampe-tempête. Après des nuits aussi agitées, c’est peu de dire qu’aux champs, on avait plus l’air de zombies qu’autre chose. Et les rares arbres n’abritant pas les colonies de chenilles brûlantes qui risquaient de chuter à tout moment nous servaient d’ombre pour dormir.

Périodes dorées qui se sont arrêtées avec le décès de mon grand-père. Parti tranquillement, sans crier gare, le Jour de la naissance du Christ. Depuis, mes visites se sont fait rares, sporadiques. Et quand je reviens, je suis frappé par la tranquillité des lieux. La route qui passe devant la concession de mon grand-père n’est plus aussi fréquentée que dans mon souvenir. Une impression de vide, le sentiment qu’il n’y a plus personne, que les gens sont soit morts, soit partis. Parfois, j’essaie de m’imaginer où sont ceux qui jouaient avec nous quand nous étions plus jeunes. Sûrement quelque part, ailleurs, en train de faire le paon.

Il faut dire que les personnes originaires de Bandjoun sont des gens fiers. Avec tout ce que cela peut comporter comme traits de caractère supplémentaires. Ils sont vantards à l’extrême. Courageux, travailleurs, mais vaniteux. La rivalité est un mode de vie. D’aucuns considèrent que le simple fait d’être issu de cette terre-là te prédispose à une certaine richesse matérielle. L’échec y est donc très mal perçu.

J’ai été sorti de mes rêveries par les appels de mon aïeule. J’ai émergé du champ. C’était l’heure de partir. Après les longues bénédictions dont est coutumière la vielle femme, elle m’a laissé m’en aller. Non sans mal. Une fois de plus, comme à toutes les reprises depuis que je suis tout petit, elle s’est comportée comme si c’était la dernière fois qu’on se verrait.

Puis, je suis allé voir sa sœur ainée. Celle qui m’a fait rire le jour où elle m’a demandé si j’étais toujours à « l’école des juges ». Une façon très peu compliquée de traduire en patois la faculté de droit que j’ai fréquenté un temps.

Après quelques autres péripéties, je me suis retrouvé dans un minibus qui devait me ramener à Douala. Un voyage retour épique, puisque le conducteur a fait les cent derniers kilomètres du trajet avec la main dans le moteur. Toute une autre histoire.

 Je suis reparti. Pour combien de temps encore ?

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Auteur·e

ntrjack

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