René Nkowa

Faire face au mal-être de l’expatriation

Par une froide fin d’après-midi d’hiver, mon avion atterrit à l’aéroport d’Orly. Le matin même, je quittais Douala et sa chaleur moite, lourde, caractéristique du mois de janvier, pour commencer cette nouvelle étape de mon existence. Après avoir récupéré mes valises, j’emprunte le taxi qui doit parcourir les 20 kilomètres qui me séparent de l’immeuble où je vais résider tout au long de ma mission pour le compte d’une organisation internationale.

Une heure et demie après mon arrivée en France, je récupère les clés de mon logement et je m’installe dans un studio blanc et vert olive. L’endroit est bien aménagé, quoiqu’un peu spartiate. Mais ce n’est pas bien grave : je vais vivre et travailler à Paris ! Cette ville qui nourrit tant de rêves, eh bien, je vais avoir la chance de l’arpenter à ma guise et de me repaître de toutes ces expériences magnifiques qui m’attendent. Je vais enfin pouvoir réaliser toutes ces choses que je n’ai pas pu faire lors de mes séjours précédents, qui n’ont duré que quelques jours à chaque fois.

Trois mois après, je n’en mène pas large

Pourtant, de prime abord, ma situation est enviable : j’ai un travail, un logement à mon nom, je vis sans difficultés particulières et je parviens même à faire l’acquisition de biens qui m’étaient inaccessibles jusque-là. Ma cheffe et mes collègues sont d’une gentillesse infinie avec moi, j’ai quelques amis aussi. Et surtout, j’en prends plein les mirettes dans cette ville qui, en toute objectivité, est très belle. Elle est minutieusement structurée. À des années-lumière du chaos permanent qu’est l’endroit où je vivais avant de débarquer en région parisienne.

Mais je me sens mal. Très mal. Un matin, alors que j’attends le métro qui doit m’emmener au bureau, je me demande si je ne dois pas faire mes valises, prendre l’avion, repartir dans le sens inverse. Je me sens aussi très seul. J’ai le moral dans les chaussettes. Les choses sont si belles ici, gigantesques, extrêmement élaborées, complexes. Mais elles sont aussi froides, impersonnelles.

Pendant la formation préalable à notre départ en mission, nous avons pourtant été prévenus : quand on arrive dans un nouveau pays, le choc des cultures peut être brutal. Et pour mon cas, il l’est, à un point que je n’aurais pu imaginer. Le jour qui se lève tard et se couche très tôt. Le soleil qui ne se donne même pas la peine de monter au zénith et rase les murs. Les journées glaciales. Le manque de chaleur humaine. En cette saison, tout est gris, même mon âme.

Chaque jour à 16h30 précises, nous devons quitter le bureau, c’est la règle. Boire un verre avec les amis ? Peu envisageable quand ils terminent leur journée de travail deux ou trois heures après moi. En réalité, personne n’est disponible à ce moment-là de la journée. Mes collègues, eux, rentrent retrouver leur famille. Moi, je rentre dans mon studio, où je vais passer de longues heures tout seul. Les week-ends peuvent aussi être longs et pour me changer les idées, je vais parfois m’asseoir dans un centre commercial pour regarder vivre les autres.

À Paris, un vélo appuyé contre une main courante – Photo de JOHN TOWNER sur Unsplash

La solitude qui broie

Quand on parle du départ, on parle très peu de la solitude et de ses affres. Ce qui est mis en avant c’est la richesse des expériences que l’on va vivre, la diversité des personnes que l’on va rencontrer ou encore la singularité des endroits que l’on va découvrir. Et quand il s’agit de pays occidentaux, on y ajoute la perspective d’un niveau de vie nettement amélioré. Par contre, on parle très peu des moments où on est tout seul et de l’impact psychologique que cette solitude peut avoir.

Cinq mois après mon arrivée, j’ai une discussion avec un ami, qui me demande ce que je compte faire quand ma mission sera terminée. Car, il y a la possibilité de rester. Dans ma tête, ce n’est clairement pas une option. Comme pour beaucoup de gens, venir à Paris était une ambition, un aboutissement. Mais après ces quelques mois d’expérience, cet aboutissement ne m’enchante plus.

Après six mois à broyer du noir, je commence néanmoins à apprécier la vie sur place. Je décide par exemple  de ne plus utiliser que des moyens de locomotion de surface, du type bus ou tramway. Ainsi, je verrais plus de lumière. Je n’emprunte le métro, ce train maussade, que lorsque j’ai du retard sur un rendez-vous. Je me mets à visiter des lieux touristiques et à voyager dans le pays.

Cette bonne humeur m’habite pendant le reste de mon séjour. En fin de compte, je réalise que j’ai énormément de chance d’être là. J’en profite autant que possible. Il n’en demeure pas moins qu’au moment où ma mission parvient à mon terme, c’est avec un sentiment mitigé que je quitte Paris et la France : normalement, j’aurais dû aimer cet endroit au point de ne plus avoir envie de le quitter, mais rien ne me donne l’envie d’y poursuivre mon séjour.

Sauter à nouveau le pas ?

Les années ont passé. J’ai encore l’occasion d’aller à Paris, pour des séjours beaucoup plus courts cette fois. C’est malgré tout une ville qui est chère à mon coeur. Il y a une certaine douceur de vivre, malgré sa frénésie. Profiter du vin, de la charcuterie, des fromages ou revoir des amis sont autant de choses agréables que je peux y faire. Et je dois reconnaître qu’il m’arrive de me demander si j’ai fait le bon choix de ne pas y vivre, compte tenu des opportunités qu’on y déniche presque à chaque coin de rue. Surtout que j’ai le sentiment que mes aptitudes ne seront jamais exploitées à leur plein potentiel à Douala, au Cameroun.

Comme je l’explique dans cet article, larguer les amarres pour aller vivre dans un nouveau pays peut être une expérience déstabilisante, car on n’a plus ses repères habituels et il faut s’adapter à un environnement différent. Serais-je prêt à le faire encore aujourd’hui ?

Cette expérience de la vie parisienne, mi-figue mi-raisin, n’a fait que conforter une idée qui m’habitait déjà : je ne serais pas forcément plus heureux ailleurs, fût-ce dans l’un des plus beaux endroits au monde. Mais les années passent et les choses changent. Actuellement, je vis quand même dans un pays où les choses ne bougent pas, qui est sclérosé. Ensuite, les enfants sont arrivés et modifient l’équation. Enfin, il y a quelque chose d’un peu plus profond, mais qui se fait sentir : j’ai besoin d’un changement qu’en définitive je ne pourrais expérimenter que dans un autre pays.

En fin de compte, le choix à faire est peut-être celui de se confronter, une fois encore, à l’ailleurs. Et pour le coup, je dispose d’un atout que je n’avais pas il y a quelques années : je ne suis plus seul, car entre-temps j’ai fondé une famille. L’expérience sera différente, mais encore faut-il que je me décide à franchir le pas…


La nuit, sur la route nationale n°5, rien ne va

C’est bien ma chance ! Moi qui avais pris l’habitude, quand je voyage sur nos routes, de me tenir le plus loin possible de l’avant du véhicule ! Si je veux partir ce soir, je n’ai pas le choix : cette place à côté du conducteur est la dernière disponible dans cet autocar qui doit rallier Bafoussam, ville située à environ 260 kilomètres de route au nord de Douala. Et pour ne rien arranger, le passager assis à côté de moi est un bonhomme, massif, haut et large comme un bulldozer. Il doit culminer à mètre quatre-vingt-dix et faire les cent dix kilogrammes sur la balance. Les six heures de route qui m’attendent vont être inconfortables. Et dans ces conditions, dormir est inenvisageable.

Capture d’écran Google Maps

0h00. Nous nous mettons en route. Cette vue en hauteur et aux premières loges de la route, que je recherchais il y a quelques années, désormais me rebute. Nous traversons Douala à vitesse modérée, nous dirigeant vers sa sortie ouest. Douala, cet endroit qui ne dort jamais. Aux lieux-dits Axe-lourd Bépanda et Rond-point Deido, des vendeurs à la sauvette de vêtements, les comptoirs d’omelettes et les moto-taxis pullulent, malgré l’heure tardive. Peu après, nous avalons le kilomètre que représente le pont qui enjambe le fleuve Wouri, lequel scinde la ville en deux parties. Puis, nous arrivons à Bonabéri.

Déluge et zénitude

Cette partie de la ville a toujours eu la réputation de disposer d’un microclimat à part et cette nuit, cela se vérifie. Bien que nous soyons en décembre, c’est-à-dire en pleine saison sèche, nous y sommes accueillis par une pluie diluvienne. J’ai beau écarquiller les yeux et ensuite les plisser, je n’y vois que dalle ! Où est la chaussée ? Comment avance ce véhicule sans risquer une sortie de route ? Il est vrai que le conducteur a réduit sa vitesse (nous roulons à quinze ou vingt kilomètres à l’heure). Je n’en demeure pas moins inquiet car les bourrasques masquent complètement la route, dont je ne vois plus les limites latérales.

Pour ne rien arranger, de la buée se met à se former sur les vitres et le pare-brise, dégradant la visibilité. Et l’autocar qui continue d’avancer, comme si de rien n’était. Je ne suis pas tranquille, je jette de temps à autres des coups d’œil vers le chauffeur. Qui reste étonnamment très tranquille face à ce tumulte.

Tant bien que mal, nous sortons de Bonabéri, et de Douala du même coup. La pluie cesse comme par enchantement. Décidément, cette histoire de microclimat… Nous nous enfonçons dans la nuit et dans le département du Moungo, que nous prendrons deux heures et demie à traverser. Pour aboutir sur la région de l’Ouest et ses collines, que nous gravirons pendant deux ou trois heures supplémentaires.

La N5, un côté du Triangle de la mort

Au Cameroun, la route nationale n°5 est le tronçon routier qui part du village de Békoko, près de la frontière entre les départements du Wouri (dans laquelle se situe Douala) et du Moungo. Son point d’arrivée est Bandjoun, un village limitrophe de Bafoussam, la troisième ville du pays. Sa longueur est d’environ 220 kilomètres et elle traverse les villes emblématiques de Nkongsamba et de Bafang. Cette route l’une des trois qui constituent le funeste Triangle de la mort (avec les axes Bafoussam-Yaoundé et Yaoundé-Douala), reconnu pour son caractère accidentogène. C’est peu de dire que lorsque l’on s’y engage, c’est avec une réelle peur au ventre. Assis où je suis, j’aurai tout le loisir d’en mesurer les raisons. Qui se résument en trois points : le mauvais état de la route, l’imprudence des conducteurs et la vétusté des véhicules.

Commençons par l’état de la route. C’est simple : aucun kilomètre de cette route, pris isolément, n’est en bon état. On va de la petite irrégularité sur la chaussée jusqu’au trou dans lequel les roues s’enfoncent. Des trous qui représentent un danger qui a souvent causé des accidents quand les conducteurs sont obligés de les éviter à une vitesse élevée. Le mobilier routier est quasiment absent. Les panneaux de signalisation manquent souvent et les glissières de sécurité, quand elles existent, sont défoncées.

Dans beaucoup de cas, le problème se situe entre le siège du conducteur et le volant…

Un élément qui est d’une aide inestimable lorsqu’on conduit, notamment dans la nuit, est le marquage des limites de la chaussée. Les lignes blanches latérales brillent par leur absence. Idem pour le marquage central. À moins d’avoir une vision parfaite, il est difficile de savoir où on se situe sur la chaussée, qui, en l’absence de démarcations visibles, se confond bien souvent avec l’accotement. Les parties où le bitume est inexistant se multiplient presque à vue d’œil. Soumettant à rude épreuve hommes et mécaniques.

Mais ne négligeons pas le facteur humain ! Parce dans beaucoup de cas, le problème se situe entre le siège du conducteur et le volant. Et la place que j’occupe dans cet autocar qui file dans la nuit me permet d’observer le comportement aberrant de trop nombreux véhicules : la vitesse élevée malgré l’état calamiteux de la route, les dépassements effectués au petit bonheur la chance, les arrêts intempestifs, les stationnements dangereux et j’en passe.

A l’observation, l’essentiel du trafic nocturne est constitué d’autocars comme celui dans lequel je suis et de camions. C’est-à-dire des engins roulants supposément pilotés par des professionnels de la route. Mais leur attitude interroge. Pourquoi prendre autant de risque ? Il est vrai que le métier est exigeant, mais est-ce que les personnes et les marchandises mises en jeu en valent la chandelle ? Je suis à la fois consterné par le comportement de ces chauffeurs et admiratif du courage qu’ils ont à arpenter quotidiennement ces routes sur lesquelles ils risquent leur vie et celle des autres à la moindre imprudence.

Le matériel roulant dépassé

Il m’arrive parfois, quand je vois certaines guimbardes, de me demander comment il est possible que de telles choses puissent rouler sur nos routes en toute quiétude. Et cette nuit, sur cet axe dit lourd, je m’interroge : le contrôle technique des véhicules, systématisé depuis quelques années, n’oublie-t-il pas un élément important pour la sécurité routière, c’est-à-dire les feux et les phares ?

Par exemple : les feux de gabarit et les gyrophares. Leur absence pose un problème : sur cette route obscure, ces phares qui se rapprochent au loin, sont-ils ceux d’une voiture, d’un autocar, d’un camion ou d’une semi-remorque ? Aucune réponse. Car en dehors des phares, aucune autre signature lumineuse ne donne d’indication supplémentaire sur la taille du véhicule qui arrive en face. Le problème n’est pas différent quand on suit certains véhicules, qui n’ont aucun feu arrière. L’autre constat sur cette route est que l’utilisation du clignotant semble être proscrit. Peut-être parce qu’il est inexistant.

***

A l‘aube, l’autocar me dépose à ma destination. Il lui reste encore une quinzaine de minutes de trajet jusqu’à son terminus. Je le regarde s’éloigner. Lui non plus n’est pas au meilleur de sa forme. Au vu de son état, il a connu des jours meilleurs. En fin de compte, a-t-on un autre choix que celui d’emprunter ces agglomérats de ferraille roulants pour sillonner ces routes cabossées en croisant des s’en-fout-la-mort ? Non, pas vraiment. Le soulagement, ce matin, outre d’être arrivé à bon port, est de n’avoir pas croisé de tôle froissée parquée en bordure de route. Soulagement de courte durée, il faut le dire. Je ne suis ici que pour quelques heures. Dans l’après-midi, je refais ce trajet, dans le sens inverse…

Photo : René Nkowa


L’aéroport international de Douala, cette impasse

Quinze compagnies aériennes, parmi lesquelles la compagnie nationale, ont envoyé un courrier commun au directeur général d’Aéroports du Cameroun, dénonçant l’extrême vétusté de l’aéroport international de Douala. Cette missive reproche à la plateforme aéroportuaire de la capitale économique du Cameroun un état de délabrement que tout œil averti constaterait du premier coup. Alors, j’ai sorti de mes archives ce vieil article, non publié, relatant mes quelques expériences avec cet aéroport, qui est finalement celui que j’ai le plus fréquenté et dont je ne suis pas très fier, en tant que citoyen de cette ville.

 

Un jour, alors que je devais prendre un avion pour un décollage peu avant l’aube, il me fallait quitter mon domicile vers trois heures du matin. Pour ce faire, j’avais sollicité les services d’un taxi. Sur le trajet, le chauffeur me dit : « Montez la vitre. Là devant, il y a des ralentisseurs sur la chaussée et les agresseurs profitent de la décélération des véhicules à cet endroit pour sévir ». Je me suis empressé d’actionner la manivelle du lève-vitre. Nous avons passé cet endroit sans encombre et peu après, il me déposait à l’aéroport, du moins à l’entrée de l’aéroport. Pour le transport des deux sacs de voyage que j’avais avec moi jusqu’à l’entrée de l’aérogare, ce fut une toute autre histoire.

 

Des alentours peu guillerets

Avant même d’arriver à l’aéroport à proprement parler, le spectacle devant lequel les voyageurs se retrouvent est assez indigne. Pourtant situé en pleine ville, il est surprenant de constater à quel point les abords de cette infrastructure sont des coupe-gorges parfaits. Le fameux ralentissement qui nous oblige à lever les vitres se trouve à moins de deux cents mètres de la clôture d’enceinte de l’aéroport (en arrivant du Terminus Saint-Michel, pour ceux qui connaissent).

Une autre fois, alors que j’avais atterri de nuit à Douala avec des collègues (vers une heure du matin), nous tentions de trouver un taxi pour quitter l’aéroport. Pour cela, il fallait traverser le parking, mal éclairé, situé juste devant l’aérogare. Initiative très vite douchée par un agent de l’aéroport : « Si vous n’avez pas de voiture qui vous attend, je vous conseille d’attendre que le jour se lève avant de partir. Des passagers ont été récemment détroussés par les voleurs dans le parking ». Nous nous sommes donc assis et nous avons attendu six heures du matin.

Sans avoir une grande expérience des aéroports internationaux, il y a quand même des choses qui tapent désagréablement à l’œil quand on arrive à Douala et qu’on a parcouru d’autres aéroports, notamment africains. L’aménagement extérieur de l’infrastructure est une catastrophe : les voies d’accès sont en mauvais état, on ne s’y sent pas en sécurité, elles sont jonchées de nids de poule, en plus de ne pas être éclairées. En revanche, à Dakar (Sédar Senghor), Abidjan, Antanarivo et même Yaoundé, les alentours de l’aéroport respirent fraîcheur et propreté, j’ai pu le constater moi-même. Les voies d’accès sont impeccables, jusqu’à plusieurs kilomètres de distance.

 

Dans l’aérogare, comme si le temps s’était arrêté

L’aérogare, vu de loin, ressemble à une bâtisse quelconque, sortie d’un autre temps. N’eût été la tour de contrôle à proximité et les avions qu’on aperçoit de temps à autres en passant sur la route proche, on ne peut imaginer qu’il s’agit là d’un aéroport international.

Quand on y arrive pour les départs, au sol on a droit à un carrelage pas loin d’être antédiluvien, avec ça et là des carreaux portés disparus, remplacés par un enduit de ciment. Comparativement aux autres aéroports, les premiers pas dans la salle des départs donnent lieu à une ambiance qui détonne : aucune personne au pas de course, aucune excitation, tout le monde est comme écrasé pas la chaleur qu’il y fait. Les agents de l’aéroport déambulent ou sont assis et somnolent, ou alors discutent en ne prêtant aucune attention à ce qu’il se passe autour d’eux.

Les premiers employés bienveillants en face desquels on se retrouve sont les agents des comptoirs d’enregistrement (et ils seront souvent les seuls !) Après eux, on fait un passage devant le poste de la police aux frontières, puis s’ensuit un couloir qui mène à la vérification des bagages à main, pour arriver enfin à la salle d’embarquement.

 

Une modernisation urgente

Cet aéroport subit depuis plusieurs années des travaux de rénovation. Il a d’ailleurs été fermé pendant plusieurs semaines en 2016 car sa piste et son tarmac devaient être refaits. L’aérogare aussi a connu un lifting, mais les effets de ce lifting ne sont visibles que par endroits. Mon dernier séjour dans une salle d’embarquement à l’aéroport de Douala, en octobre 2017, s’est déroulée dans une chaleur étouffante, avec des toilettes HS.

Plutôt que d’être simplement rénovée, cette infrastructure doit absolument être modernisée. La configuration des lieux correspondait certainement à la réalité du transport aérien à l’époque où ils ont été construits, c’est à dire dans les années 1970. Mais l’établissement ne  répond plus aux défis actuels imposé par le transport aérien de masse. Le personnel doit être remotivé mais pour cela il lui faut des conditions de travail adéquates. Cela permettrait d’éviter des situations vécues il y a quelques années, où, parce que deux avions étaient arrivés simultanément, les passagers avaient dû patienter deux heures en file d’attente pour faire tamponner leur passeport ! La raison ? Une seule et unique policière en poste, visiblement fatiguée et qui travaillait dans une salle surchauffée.

Quelque chose doit absolument être fait. Nous sommes quand même dans la principale ville de la sous-région et même du pays, nous ne méritons pas cet aéroport figé dans le temps, laid, peu accueillant, et aux alentours duquel on ne sent pas en sécurité.


Non! Moi, Africain, je n’applaudirai pas Donald Trump

Je me donne un droit de réponse au blogueur Didier Ndengue, ardent supporter de Donald Trump et dont les positions, à l’image de celles de son champion, me surprennent et m’interrogent. Et je dois l’avouer, j’ai quelque peu été outré par certains passages de sa dernière production, au point que je ne peux m’empêcher de les retoquer.

 

Non, moi, Africain, je n’accepterai pas, comme tu le demandes, Donald Trump. Parce que l’invective, la suspicion, l’injure, les insultes, les menaces sont inacceptables venant de quiconque. A fortiori de l’homme le plus puissant de la planète.

Le discours populiste, exercice dans lequel M. Trump excelle, a plusieurs caractéristiques, dont l’une des premières est  l’ignorance, voulue ou pas, de l’histoire.

Le discours nationaliste de M. Trump dissimule une vérité. « Make America Great Again » signifie, entre les lignes, de renforcer l’influence que l’Amérique a sur le monde. Une influence qui serait aujourd’hui menacée par les Chinois et par les Russes. Les insultes du président des USA envers d’autres peuples sont inacceptables quand on sait comment ce pays a étendu sa domination sur le monde et a imposé ses visions à la majorité des habitants de notre planète. Par l’intervention dans la seconde guerre mondiale, puis par le plan Marshall, l’Amérique a mis à sa botte l’Europe de l’ouest, l’une des régions les plus prospères. Et par voie de conséquence, toutes les régions du globe, c’est-à-dire plus de sa moitié, contrôlées par ces pays européens et s’en est servi pour coloniser la majeure partie du monde.

Le hip-hop, Coca-Cola, McDonald, Apple, Google, Boeing, la Nasa, Exxon Mobil, etc. Quel que soit le domaine d’activité, on découvrira que parmi les trois entreprises qui dominantes, il y en a au moins une qui est américaine. La grandeur de l’Amérique n’engage pas uniquement les hommes et les biens situés géographiquement sur le sol américain, mais met aussi à contribution les ressources tant humaines, immatérielles (l’intelligence), que matérielles (les mines, l’eau, la terre, le ciel, l’espace) de toutes les autres régions du globe.

Depuis la fin de la seconde guerre mondiale, nous vivons sous l’Empire américain, qui impose sa culture au monde. En utilisant les manières les plus softs (la télévision, la musique, la monnaie, les universités prestigieuses, internet) ou les plus brutales (l’Irak, l’Afghanistan ou le Vietnam en savent quelque chose).

Alors, je n’accepte pas que l’homme qui dirige le pays qui a participé, par le truchement de l’Europe occidentale ou, parfois même, directement, à la spoliation et à l’infantilisation de l’Afrique, puisse l’insulter, la traiter de « trou à merde ». Et je ne comprends pas qu’un Africain normalement constitué puisse applaudir, pour quelle que raison que ce soit, ces propos.

Didier, tu salues l’absence d’hypocrisie de Donald Trump, mais je tiens à ce que tu te rappelles que si son pays est devenu ce qu’il est c’est aussi grâce à cette force de travail africaine qui a été déportée par millions d’individus et dont tout à fait hypocritement (ou par ignorance) il insulte l’origine. Que tu n’oublies pas que son pays a été le chantre de la mondialisation qui a drainé les richesses dans une seule direction (la leur), établi pauvreté et misère ailleurs.

Les Etats-Unis, plus que tout autre pays, sont redevables de toutes les régions du globe, car sa grandeur provient du travail de toutes les populations migrantes (d’Afrique, d’Europe, d’Asie) qui l’ont bâti. Et aujourd’hui, quand on a un président des Etats Unis qui a rechigné à condamner les actions des néo-nazis et des suprémacistes blancs (pour qui l’Amérique appartient aux blancs, la race pure, alors qu’on sait tous que Christophe Colomb avait débarqué sur une terre déjà habitée et que les blancs ont décimé la population qui y vivait), c’est un problème.

Il insulte Haïti, la première république indépendante Noire (que les USA ont occupé de 1915 à 1934 ; dont la capitale a été investie par les soldats américains pendant le putsch de 2004), il insulte en des termes abjects notre Continent et je dois l’accepter? Non.

En même temps, je ne pense pas pouvoir te convaincre. Puisque tu sembles vouloir remettre en question des choses aussi évidentes que la forme sphérique de la Terre (parce que rien ne te le prouve).

 


Je déteste cette ville!

Voici maintenant une année que je suis rentré à Douala, après un stage à Yaoundé et surtout une mission à Paris en France. Pendant cette année qui vient de s’écouler, j’ai pris le temps d’observer notre environnement avec un œil nouveau. L’œil de celui qui a mis suffisamment de temps ailleurs pour voir que les choses peuvent être différentes, en mieux ou en pire.

Cette envie de fuir

Ma plus grande difficulté pendant cette année a été celle d’affronter la ville de Douala. J’en suis même arrivé à la détester et à me demander si c’était la même que celle dans laquelle je suis né et ai passé la grande majorité de ma vie. Cette ville est d’une grande violence. Non pas cette violence physique, pas celle qui fait que les gens t’insultent, t’agressent.

Mais cette violence muette, sournoise, qui te pousse à une vigilance de tous les instants pour ne pas te faire écraser par une moto ou un camion. Cette violence muette des gens qui ne respectent rien ni personne, qui font ce qu’ils veulent. Cette violence bruyante de ceux qui mettent la musique à des niveaux insensés de décibels quelle que soit l’heure du jour ou de la nuit, la violence de ces mototaxis que je trouve tout à coup trop nombreux, la violence de leurs conducteurs qui ne demandent même plus ton avis avant prendre un client supplémentaire alors qu’ils te transportent déjà.

Comment en sommes-nous arrivés là?

La question qui me taraude depuis mon retour est celle de savoir comment nous en sommes arrivés là. Pourquoi c’est devenu normal de se retrouver parfois à quatre sur la même moto ? Comment n’est-il plus envisageable de ne pas se faire serrer quand on est assis sur le siège passager avant dans un taxi ? Comment en est-on arrivés à occuper la chaussée avec nos commerces dont les vivres sont étalés à même le sol ? Pourquoi les autorités de la ville ont-elles décidé de laisser chacun se comporter exactement comme il l’entend?

De plus en plus, je me retrouve à rêver des petites villes toutes tranquilles, avec beaucoup beaucoup moins de monde.

Quand on regarde la carte de la ville de Douala, on se retrouve face à un grand paradoxe. La frontière à l’est est un fleuve, la Dibamba. La ville est coupée en deux par un autre fleuve, le Wouri. En suivant le cours de ce dernier, on aboutit, à moins de dix kilomètres de là, à l’océan Atlantique. La saison des pluies peut y durer jusqu’à huit mois chaque année. C’est dire si la ville est irriguée. Mais malgré cela, l’accès à l’eau, a fortiori à l’eau potable, représente pour beaucoup un parcours du combattant.

On passe immanquablement par un moment de découragement, tellement on partira de loin pour réaliser les choses. Tellement le travail à effectuer semble immense, insurmontable, impossible à réaliser.

Parfois, je me demande s’il n’est pas nécessaire de laisser tous ces grands combats et de régler toutes ces choses basiques, naturelles, évidentes pour toute société qui se dit  appartenir à notre époque.

Ne se trompe-t-on pas de combat?

Nous jouons aux activistes de l’internet. On le veut moins cher, plus stable, on veut la liberté de s’exprimer. On refuse que les réseaux sociaux soient bloqués par le gouvernement, qui, lui, ne nous écoute même pas. On se veut les grands pourfendeurs de la latence et de l’inertie.

Ne devrions-nous pas laisser tout ça et faire de nos hôpitaux des endroits où les maux sont soignés au lieu d’être les mouroirs qu’ils sont aujourd’hui ? Les maladies liées à l’eau déciment encore de nombreuses personnes dans notre pays. Ne devrions-nous pas sensibiliser les gens au civisme ? Au fait de stationner leurs voitures et leurs motos aux endroits appropriés ? A respecter le code de la route ? A ne pas occuper anarchiquement l’espace public ? Ne devrions-nous pas apprendre la courtoisie aux agents d’accueil dans les commerces, les administrations ou les entreprises ? N’est-il pas important de ré-inculquer aux gens le devoir de solidarité, celui-là même qui doit empêcher de s’accaparer ce qui appartient à la collectivité?

Ne devrions-nous pas descendre de nos grands chevaux et recommencer à tout bâtir à partir des fondations ? Faire table rase et bûcheronner comme si rien n’avait été fait auparavant ? De façon imperceptible et certaine, nous glissons dans un marasme social qui profite de la situation économique de plus en plus délétère dans laquelle beaucoup se retrouvent..

Parce que ton cœur se brise quand, lors d’une conversation téléphone, tu te fais dire : « S’il te plaît ne reviens pas. Depuis une semaine nous n’avons pas d’électricité et l’eau n’arrive qu’un jour sur quatre. Ne reviens pas. Reste là où tu es.»

On me supplie de ne pas revenir chez moi.

Comment en sommes-nous arrivés là?  Alors que notre pays n’a pas connu de conflit depuis plus de cinquante ans ?


Menace sur Internet

Il est des présages que l’on ne souhaite pas voir se réaliser. Il y a quelques mois, quand le gouvernement camerounais s’est mis à bander ses muscles face aux réseaux sociaux, j’avais imaginé que cela augurait des jours difficiles pour l’accès à Internet au Cameroun. Je pensais toutefois que ce serait à moyen ou à long terme que la situation se compliquerait.

Comme dans un mauvais film, mes funestes prévisions se sont réalisées bien plus rapidement que prévu. Puisqu’au moment où je rédige ces lignes, deux des dix régions que compte le Cameroun subissent un black-out total depuis dix jours. En clair, plus d’internet au Nord-ouest et au Sud-ouest. Les régions dans lesquelles souffle depuis deux mois un vent de contestation.

Tout est parti d’un accident ferroviaire, qui s’est produit le 21 octobre 2016 dans le centre du Cameroun. Parce que les réseaux sociaux avaient mis les responsables publics dans l’embarras suite à cette tragédie, la riposte a commencé. Trois mois après, elle ne s’est pas calmée. Bien au contraire.

Depuis quelques jours, les abonnés au téléphone mobile sont matraqués de SMS provenant du ministère des Postes et des télécommunications, qui les avertissent qu’ils encourent tantôt « de six mois à deux ans », tantôt « vingt ans » de prison s’ils sont auteurs « de déclarations mensongères ou de dénonciations calomnieuses via un réseau social ».

Un courrier de l’entreprise gestionnaire des réseaux de télécommunications destiné à son ministère de tutelle a atterri sur Internet, une lettre par laquelle non seulement elle confirme à la ministre que ses instructions (la coupure d’Internet dans les deux régions contestataires) ont été mises en œuvre, mais aussi précise qu’il faudrait penser aux moyens de pression sur les opérateurs privés qui traînent le pas pour isoler complètement le Nord-ouest et le Sud-ouest du réseau.

En représailles, le site du ministère de l’Enseignement supérieur aurait été piraté la semaine dernière.

https://twitter.com/TheWaltium/status/824273220421427200

Conclusion : nous sommes entrés dans une nouvelle ère, celle de la guerre sur Internet. Une guerre qui, en l’état actuel des choses, sera sans doute remportée par les autorités. D’une victoire nette et sans bavure.

Lesdites autorités qui agissent avec une certaine duplicité, car d’un côté elles appellent de leurs vœux le développement de l’économie numérique, et de l’autre elles privent délibérément une partie de la population d’internet. Sur le plan purement numéraire, pourra-t-on chiffrer le manque à gagner causé par ce black-out ? Qu’advient-il des jeunes entrepreneurs innovants de la Silicon Mountain de Buea qui depuis douze jours sont privés de l’un de leurs principaux outils de travail ? Comment en sommes-nous arrivés à créer des migrants internautes, qui sont obligés de quitter leur région pour pouvoir avoir accès à Internet ?

Nous allons malheureusement au devant d’évolutions encore plus fâcheuses pour l’accès à Internet. La prochaine étape sera sans doute la mise sous cloche de tout le pays. Et elle risque d’arriver bien plus vite qu’on ne le croit.

Nota: article susceptible d’être mis à jour en fonction de l’évolution de l’actualité.


Bamenda, c’est le Cameroun

C’est le sujet explosif de l’heure. Le type d’affaire sur lequel, quel que soit le positionnement, on est soit un collabo pour les uns, soit un pleurnichard pour les autres. Le modèle type de sujet sur lequel on ne peut pas être neutre. Il s’agit de la situation dans les régions du Nord-Ouest et du Sud-Ouest.

Une affaire sur laquelle presque tout le monde a son point de vue. Points de vue qui, à l’observation, sont plus du fait du sentiment personnel des uns et des autres ; points de vue quelques fois justifiés et la plupart du temps non – ou alors de manière insuffisante.

Aujourd’hui, il ressort clairement des discussions un clivage anglophones/francophones. Un clivage qui se creuse au fur et à mesure que le mécontentement des populations des régions anglophones s’installe.

Le Cameroun est un pays bilingue. Officiellement. Le Camerounais, lui, est bien souvent trilingue ou quadrilingue, car hormis les langues officielles – l’anglais et le français – il parle une ou deux langues vernaculaires et parfois même le pidgin (une sorte de créole de l’anglais saupoudré de français et de langues locales).

A l’époque où j’étais gérant de cybercafé, l’une de nos fidèles clientes – anglophone – m’a dit un jour, en anglais : « vous proclamez partout dans ce pays qu’on est bilingue, mais toi tu ne me parles jamais en anglais ». Je lui ai demandé si j’avais jamais fait montre de n’avoir pas compris quand elle s’adressait à moi en anglais. Elle a répondu non. Je lui ai ensuite demandé si elle a des difficultés à me comprendre quand je lui parle en français. Elle a répondu non. J’ai conclu : « c’est la plus belle manifestation du bilinguisme que de s’exprimer chacun dans des langues différentes mais de parfaitement se comprendre ! »

Anglophone, quésaco ?

Au sens premier du terme, « anglophone » désigne une personne qui parle l’anglais. Et si on se fie à cette définition, alors de plus en plus de Camerounais sont anglophones. Soit parce que les autorités publiques l’encouragent, soit parce que les gens – francophones – ont fini par comprendre que s’ils ne veulent pas faire l’impasse sur de nombreuses opportunités qu’offre notre monde, ils doivent apprendre à parler l’anglais.

La plupart de ceux de ma génération, qui ont étudié dans le système francophone, ont fait leur premier cours d’anglais en classe de sixième. Aujourd’hui, dans le même système francophone, les élèves apprennent l’anglais dès la maternelle et sont déjà bilingues quand ils entrent en sixième. En faculté de droit, nous avions chaque semestre au moins un enseignement en anglais – et pas que des cours de Common Law et d’Equity*. Face aux protestations des étudiants francophones, l’administration de notre faculté avait une réponse immuable : nous sommes dans un système bilingue. Il va falloir vous adapter.

Je parlerai du cas de la ville de Douala où les écoles d’abord bilingues, puis plus spécifiquement anglophones (avec adoption du système scolaire anglo-saxon) ont essaimé ces deux dernières décennies. Aujourd’hui, le hype des parents dans les grandes villes francophones du Cameroun est d’inscrire leurs enfants dans les écoles et collèges anglophones. Les nouvelles générations d’anglophones dans les régions dites francophones du pays ne proviennent plus uniquement des régions anglophones. Ce sont des enfants qui sont nés et qui ont toujours vécu dans la zone francophone.

Le terme anglophone a une autre acception dans le contexte du Cameroun : il peut en effet aussi désigner les personnes originaires des deux régions dites anglophones du pays : celle du Nord-Ouest et celle du Sud-Ouest.

Il serait malhonnête de nier que les anglophones – en tenant compte de la seconde définition – ont toujours revendiqué une identité distincte de celle des francophones. Il serait aussi malhonnête de ne pas reconnaître que les Camerounais issus de la partie francophone du pays traitent leurs concitoyens anglophones de manière hautaine, avec beaucoup de condescendance et de circonspection. Mais il est tout aussi important de reconnaître que de nombreux francophones sont admiratifs de la manière dont vivent et se comportent les anglophones. Et enfoncent parfois le clou en arguant que si tous les Camerounais avaient le comportement des anglophones, notre pays ne s’en porterait que mieux.

Anglophones vs Francophones, really ?

Le mécontentement qui dure depuis de nombreuses semaines et qui a pour épicentre la ville de Bamenda fait ressurgir l’un des spectres latents qui menacent le Cameroun : celui de la scission de la partie anglophone. Ce qui avait débuté comme des revendications des enseignants et des avocats pour une meilleure représentativité des leurs dans leurs régions a vite fait renaître des velléités de départ du Cameroun, afin de former une entité territoriale souveraine et autonome : l’Ambazonie.

Les populations ont décidé de battre le pavé. Ce à quoi le gouvernement a répondu comme à son habitude : par la violence et par des discours suintant de déni.

Bamenda est symptomatique de la situation générale de notre pays. Les anglophones décrient entre autres le fait que toutes les décisions concernant leurs régions se prennent à la capitale, Yaoundé. Un mal dont souffrent toutes les régions du Cameroun, qui est un Etat hyper-centralisé. Le moindre kilomètre de bitume, la moindre adduction en eau potable, la moindre initiative locale ne peut être réalisée sans l’aval de Yaoundé.

La Constitution de 1996 a institué la décentralisation, qui devait se traduire par le régionalisme. Vingt et une années après, où en sommes-nous ? On n’a jamais eu un une telle concentration des pouvoirs. Les attributions des sous-préfets, des préfets et des gouverneurs (tous nommés par l’exécutif) n’ont jamais été aussi grandes.

Toutes les principales villes ont à leur tête un délégué du gouvernement nommé directement par le président de la République et ce sont dans les faits eux qui dirigent ces cités. Reléguant les maires d’arrondissement sortis des urnes au rang de simples exécutants.

Le passage des provinces aux régions devait normalement s’accompagner de l’institution d’un sénat. Aujourd’hui, le sénat existe, mais trente pour cent de ses membres sont nommés discrétionnairement par le président.

Chaque pas vers l’autonomisation des régions a été suivi de trois pas menant au renforcement de la mainmise de Yaoundé sur tous les aspects de la vie des collectivités.

Les revendications en cours à Bamenda et dans toute la zone anglophone ne sont que le reflet d’une frustration ressentie par les Camerounais dans leur ensemble qui assistent tous les jours à la détérioration de leurs conditions de vie, au népotisme, au favoritisme, au tribalisme, à la corruption, au détournement massif et éhonté de la fortune publique. Ils assistent comme tout le monde à cette manière de diriger qui mène notre pays droit vers le précipice.

Les anglophones ont décidé de manifester leur mécontentement. L’un de ces mécontentements qui ont émaillé la vie de notre pays ces deux dernières décennies. Lesquels mécontentements, légitimes, ont toujours eu pour réponse soit l’indifférence, soit les discours va-t-en-guerre et les tabassages en règle des manifestants.

 

*Common Law et Equity: systèmes juridiques anglo-saxons.


Avant d’aller en guerre contre les réseaux sociaux…

Le soufflet n’est pas retombé. L’attaque virulente de certaines personnalités du journalisme – qu’on qualifiera de traditionnel – à l’encontre des réseaux sociaux-blogueurs-internautes a été récupérée par le monde politique, puisque le président de l’assemblée nationale a pris la suite du ministre de la communication. Les deux n’ont pas été avares en mots durs à l’encontre des internautes. Morceaux choisis :

– Internet est un « nid d’oiseau de mauvais augure » « qui travaillent à déstabiliser le Cameroun », qui connaît « un déferlement d’informations erronées », œuvre « d’amateurs qui évoluent aux antipodes de toute éthique et de toute déontologie ».

« Les réseaux sociaux sont devenus une arme vouée à la désinformation, pire à l’intoxication et à la manipulation des consciences, semant ainsi la psychose au sein de l’opinion ».

« C’est un phénomène social aussi dangereux qu’un missile lancé dans la nature. Les réseaux sociaux sont devenus au Cameroun de vrais fléaux sociaux ».

« Aux autorités compétentes, il temps d’organiser la traque, de débusquer et de mettre hors d’état de nuire ces félons du cyberespace ».

Comme il fallait s’y attendre, la « sociosphère » camerounaise a réagi comme elle sait le faire : de manière désordonnée, pertinente et impertinente, dans un joyeux mélange de vrai et de faux. L’expression « félons du cyberespace » est d’ailleurs devenu un sujet de railleries sur Twitter.

Encore une fois, ces sorties sont la preuve qu’après ces journalistes qui n’avaient pas compris ce qu’est un blogueur, nos responsables politiques n’ont rien compris des réseaux sociaux.

Les réseaux sociaux, ces « repères de la désinformation » inventent et vivent avec leurs codes. La compréhension de ces réseaux passe immanquablement par l’acquisition de ces codes et de leur clef de décodage. L’autre erreur de ces pourfendeurs est de mettre tous les réseaux sociaux tous dans un même sac, c’est-à-dire dans celui d’un ramassis de racontars. Sauf que les réseaux sociaux sont protéiformes, se reproduisent souvent à une vitesse cellulaire, dans une vivisection quasi-systématique et – détail important – développent chacun des habitudes propres à la communauté qui les compose. En effet, Reddit n’a rien à voir avec Pinterest. Qui lui n’a pas grand-chose en commun avec LinkedIn. Quand tu as compris Ratpr, tu n’as pas forcément saisi Foursquare, encore moins Tagged. DeviantArt a son public, qui n’est pas forcément le même que celui visé par Delicious ou Snapchat.

Ce sont pourtant tous des réseaux sociaux et c’est dommage de les mettre au bûcher ensemble.

Pour revenir à ce dont les réseaux sociaux sont accusés au Cameroun, c’est-à-dire du colportage d’informations erronées, mon avis est très bien (d)écrit par Xavier de La Porte, un journaliste expert des cultures numériques, dans l’une de ses chroniques sur laquelle je suis tombé avec un heureux hasard ce matin. Une fois n’est pas coutume, je reprendrai de grosses portions d’idée d’un autre. Ceci pour deux raisons : d’abord parce qu’elles sont identiques aux miennes et ensuite parce que je ne pouvais pas mieux les exprimer.

Le discours

« Vous avez lu et entendu (…) dans les médias sérieux des phrases comme ‘les rumeurs les plus folles courent sur internet concernant [le déraillement d’Eséka, ndlr]1’. Le tout servant bien souvent de support à un exposé docte et moralisateur montrant à quel point Internet [et donc, les réseaux sociaux] est un lieu de propagation de la rumeur, à quel point on ne doit pas croire tout ce qu’on lit sur le web, à quel point être journaliste ne s’invente pas.» Ces rumeurs folles sont la plupart du temps « relayées par la presse traditionnelle avec complaisance. »

 

La méconnaissance d’Internet et des réseaux sociaux

« S’appuyer sur le fait que les rumeurs les plus folles circulent sur internet [et sur les réseaux sociaux] pour l’opposer à la presse est un contresens sur ce qu’est Internet. Internet n’est pas un média, Internet n’est pas un journal ou une chaîne de télévision. Internet (…) est bien plutôt un lieu de conversation. Dans les réseaux sociaux, les gens ne se prennent pas pour des journalistes, ils parlent, ils discutent. Le statut de la parole n’a rien à voir. »

 

Les réseaux sociaux, c’est comme partout ailleurs

« Oui, Internet est un lieu de propagation des rumeurs. Mais comme la rue, ou la ville, ou le village, ont toujours été des lieux de propagation de la rumeur. Et quand les gens parlent, ils racontent n’importe quoi. Se mêlent allègrement information et rumeur. Et les journalistes sont les pires. C’est dans un dîner de journalistes que vous entendrez le plus grand nombre de ragots, dont la plupart n’apparaîtront jamais dans la presse pour la bonne raison qu’ils sont faux. Et ce sont les mêmes qui viennent raconter que vraiment Internet, ce n’est pas possible.

La rumeur posait problème avant [les réseaux sociaux]. Mais [posent-ils] plus problème ? On avance souvent la vitesse de propagation. Si l’échelle est locale, un bon vieux bouche-à-oreille n’a rien à envier au réseau. [Si on vous déclare mort] sur Internet, ça peut être rectifié dans la seconde. » Ce qui peut s’avérer bien plus compliqué à réparer quand la rumeur est relayée par la presse.

 

Les extraits sont tirés de la chronique intitulée « ‘Internet propage les rumeurs’, vraiment? » publiée dans le recueil La tête dans la toile (2016) de Xavier de La Porte.

1 L’auteur évoquait des circonstances similaires à l’accident de train survenu à Eseka au Cameroun, puisqu’il s’agissait d’un autre incident, celui de la disparition du vol MH370 de la compagnie Malaysia Airlines, survenu le 8 mars 2014.


C’est quoi, être un blogueur au Cameroun?

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Ceci est un petit précis à destination de Monsieur Xavier Messe A Tiati et des autres qui, à l’office public de radio et télédiffusion ou alors au quotidien étatique national, depuis quelques jours mènent une entreprise de lynchage des blogueurs. Ce post est corporatiste et assumé comme tel.

Parce que tout ce qui a été dit ces derniers jours est la preuve manifeste d’une absence de maîtrise du sujet. Parce que, comme on le dit si bien dans nos rues à Douala ou à Mbalmayo, « quand tu ne connais pas, il faut demander ».

C’est quoi, être un blogueur au Cameroun ? Pour répondre à cette question, il est nécessaire d’en poser une autre, plus générique : c’est quoi être un internaute au Cameroun ?

L’internaute camerounais se connecte principalement à Internet par le biais d’un téléphone portable. Il est principalement jeune. Et qui dit « jeune » dans notre pays, dit pouvoir d’achat nul ou presque. L’internaute camerounais, malgré qu’il soit désargenté, doit, s’il veut avoir accès à cet espace de liberté, de connaissance et d’expression, payer le prix fort. Parce que les coûts d’internet sont exorbitants. Parce qu’à notre époque, certains volumes de nos forfaits se mesurent encore en termes de mégaoctets. Des mégaoctets adossés à des bandes passantes faméliques.

Pour résumer, l’internaute camerounais paye une fortune pour sa connexion et ne peut pas avoir accès à un certain type de contenus parce que son forfait aura vite fait de s’épuiser ou alors parce que le débit de connexion sera mauvais. En plus de cela il doit les contrôler au doigt et à l’œil, ses ridicules mégaoctets, de peur de se les faire chaparder par son opérateur.

Et quand, un peu fou, tu décides de contribuer à ce vaste mouvement global en devenant blogueur, entre autres, d’autres problèmes s’y additionnent. Je ne saurais dire le nombre de projets de billets, posts, podcasts ou de vidéos tombent quotidiennement à l’eau à cause des coupures intempestives et à rallonge d’électricité. Lesquelles coupures se font un malin plaisir de griller le peu d’équipement de production que tu as réussi à acquérir. En plus, il faut que tu en sois arrivé à te dire que tu ne feras pas cas des remarques de tous ceux qui autour de toi, ne comprenant rien à ce que tu fais, te demandent : « mais pour qui te prends-tu ? Pour un journaliste ? Parce que les vrais journalistes, eux, sont à la radio et à la télé. »

Ce qui ressort de toute cette cabale anti-blogueurs et anti-internautes est que ceux qui se répandent dans les médias payés par nos impôts n’ont pas compris le début du commencement de la définition du blogging, de ses outils, de ses buts et de ses finalités.

Le blogueur sait qu’il n’est pas un journaliste et ne prétend pas l’être

Vous devez comprendre que tout blogueur qui se respecte a un profond respect pour la profession de journaliste et qu’il ne cherche pas à se substituer à lui. Le blogueur sait qu’il n’est pas un journaliste et ne prétend pas l’être.

Vous devez comprendre que le blogueur ne se lève pas tous les matins en se disant « je vais mettre mon pays à feu et à sang ». Vous, par contre, vous nous avez prêté cette idée. Et cela c’est purement et simplement de la diffamation.

Vous seriez très inspirés de prendre le temps, vraiment le temps de vous balader dans la blogosphère camerounaise. Par ce que si vous l’aviez fait avant de vous épancher comme vous l’avez fait, vous découvririez la noblesse des actions de ces jeunes qui, de bric et de broc, magnifient notre pays. Vous vous rendriez compte de cette jeunesse qui fait preuve d’une intelligence et d’une imagination hors du commun.

Si vous aviez bien cherché, vous vous seriez rendus compte que de nombreux blogueurs au Cameroun font la promotion de notre tourisme, de notre musique, de notre art culinaire, de nos monuments, de nos villages, de notre environnement, des évolutions technologiques chez nous. Vous auriez constaté que la plupart des blogueurs parlent sans animosité aucune de notre pays, qu’ils en parlent avec un profond amour. Vous auriez remarqué qu’il se dégage d’eux une formidable volonté et un espoir absolument ravissant. Vous vous seriez rendus compte que les blogueurs travaillent à apporter leur plus-value à l’édification de structures solides, tant privées que publiques, qu’ils travaillent à l’éducation et à l’émancipation des masses.

Ce qui vous gêne, c’est que le blogueur parle sans filtre. Dépose ce qu’il voit tel quel, en brut de décoffrage. Parce qu’il n’arrondit pas les angles et surtout qu’il a une force de frappe à portée globale. Ce qui gêne c’est qu’il met au jour les atermoiements des responsables publics dans les moments critiques. Ce qui cause l’offensive actuelle c’est la contradiction entre ce que les internautes ont dévoilé et les discours officiels lors du récent déraillement de train à Eséka. Et pour cela, il est question de nous placer sous une chape de plomb.

Désolé, mais c’est aussi ça la démocratie. Avoir des gens qui contredisent les discours officiels. Qui opposent des voix dissonantes. Qui vous disent : « c’est faux ce que vous racontez ».

D’un autre coté, je ne suis pas étonné par cette entreprise de dénigrement, connaissant le fonctionnement de notre pays. Je me demandais d’ailleurs pourquoi elle tardait à survenir. L’an dernier, deux tentatives de légalisation d’une association des blogueurs camerounais ont essuyé un refus de l’administration. Mais contrairement à ce que vous semblez croire, nous aimons notre pays au moins autant que vous et nous sommes de vrais débrouillards qui savons enjamber les difficultés. Et franchement, vous devriez en être fiers.

Des difficultés qui maintenant vont aller en s’accroissant, puisque vous avez décidé de vous intéresser à nous. Parce que se retrouver dans ce fourre-tout que vous avez appelé « blogueurs » (dans lequel vous mettez tous ceux qui un tant soit peu s’expriment sur internet, quels que soient les outils qu’ils utilisent) et contre lesquels « les pouvoirs publics ne se laisseront pas faire » nous met la boule au ventre. Parce que désormais, nous sommes exposés aux mêmes risques que connaissent déjà ceux qui manifestent leur liberté d’expression en utilisant des moyens plus traditionnels dans notre pays.

Sachez, chers messieurs et dames, que nous nous attendons à diverses mesures de rétorsion, comme les intimidations ou les « disparitions inexpliquées » de l’internet telles qu’elles se produisent depuis quelques temps chez nos voisins. Nous savons que c’est ce qui nous pend au nez. Et nous espérons que ça n’ira pas au delà. Mais avec tout ce qui a été dit ces derniers jours, malheureusement, j’en doute.


Parce que ce sont des Hommes

Il y a toujours plusieurs manières de voir une même chose. Il est toujours marquant d’observer un phénomène depuis différents points de vue.

Je dois dire que jusqu’ici, le problème de la migration des populations m’était difficilement saisissable. Pourtant, je vivais dans une ville africaine, d’où partaient et continuent de partir des jeunes et moins jeunes, à la recherche d’une hypothétique vie meilleure en Europe. J’en connais beaucoup qui ont décidé d’entamer cette traversée, pour des fortunes diverses – et la plupart des fois, très peu heureuses.

Ceux qui immigrent (en prenant le risque de traverser le désert, puis la mer Méditerranée) sont sujets à toutes sortes de moqueries ou d’incompréhensions sous nos latitudes proches de l’équateur. Ce qui est pourtant certain c’est que pour mettre sa vie en péril de la sorte, il y a un réel mal-être de ces personnes.

Il est saisissant de vivre un même phénomène avec plusieurs points de vue. De l’endroit d’où des gens partent et de l’endroit où ils espèrent parvenir.

Sous les piliers de la voie de métro près de Stalingrad, en bordure du boulevard de la Villette, en amont du canal Saint-Martin, la misère.

Quand tu t’es fait éconduire par une jeune Parisienne, que ton amour-propre est blessé et que tu te sens le plus malheureux de l’humanité. Quand le chemin qui mène chez toi par cette nuit glaciale te fait passer par ces endroits-là, un sentiment de honte s’insinue en toi et ne te quitte pas.

Je me sens le plus malheureux de l’humanité parce que cette jeune femme m’a dit non.

Tu vois plusieurs dizaines, peut-être même des centaines de tentes, agglutinées. Des relents nauséabonds émanent de l’ensemble. Puis tu vois une silhouette, un homme, debout au milieu de l’amas, qui semble t’observer. Tu presses le pas, affolé.

Ce soir-là, tu te couches dans un lit douillet, au draps propres et frais. Tu as auparavant vérifié que le radiateur est à la bonne température, qu’il est suffisamment chaud. Mais ce soir-là, à la différence des autres soirs, ton esprit court à une vitesse folle. Ce campement en plein milieu de la ville te hante.

Tout comme ces images devant lesquelles tu n’as pas pu retenir tes larmes. Tu y repenses et les revoilà qui coulent. Ces images qui t’ont brisé au moment où tu les as vues. Et qui ne cessent de te serrer le cœur quand tu y repenses.

Tu repenses à tous ces discours. De tous ces gens qui se servent de ces personnes comme d’un argument politique. Ils sont pour eux des pions, de simples variables d’ajustement. Pourtant, ce sont avant tout des Hommes.

Et il y a d’autres Hommes, qui ont décidé d’agir, d’être humains. Ils sillonnent la mer à bord de leur bateau à la recherche de bicoques flottantes occupés par des Précaires. Ils collectent des vêtements pour eux. Ils leur préparent des repas. Ils leur donnent les premiers soins. Ils défendent la cause de ces Fragilisés devant les tribunaux, dans les conseils municipaux, dans les couloirs feutrés des parlements, dans leurs familles, dans leurs amitiés, dans la rue, dans des associations. Et leur travail devient de plus en plus difficile.

Ils le font parce que ces personnes dans ces bateaux de fortune en pleine mer, ce sont d’abord des Hommes. Parce que ces personnes qui dorment dans la rue, sous le froid et sur un simple matelas, ce sont d’abord des Hommes.

Parce que ces personnes qui vivent dans des bidonvilles en cours de démantèlement et dans d’autres qui vont perdurer, ce sont d’abord des Hommes.

Tu es dans ton lit douillet, bien au chaud, ton cerveau bouillonne. « Immuablement, un jour, je le ferai. Je ne vais pas me contenter longtemps d’être un simple spectateur. Ma conscience ne me le pardonnerait jamais ».

 

Par René Jackson

Photo: Un agent des services de l’immigration français attache un bracelet à un migrant à Calais, par Emiliano Morenatti, AP/SIPA


La dame du taxi

 

« Vite ! Vite ! On ne doit pas le louper, ce taxi ! »

J’étais passablement contrarié de devoir tirer seul deux valises et de porter en même temps un gros sac à dos.

« Je ne vois pas pourquoi tu es si pressée. On est même largement en avance et tout à coup tu te mets à t’exciter. En plus il y a beaucoup de taxis à la station. Regarde, on aura l’embarras du choix ! »

« Oui, mais tu ne comprends pas ! On doit prendre CE taxi ! »

J’avais fini par traverser le boulevard. Dans son empressement, elle avait réussi à traverser avant moi, avant que le feu ne passe au rouge. Une couleur qui m’avait retenu de l’autre côté de la chaussée. Elle s’était arrêtée et arborait un grand sourire. L’un de ces sourires qui m’interdisait de me fâcher.

« Votre carrosse est avancé, monsieur ».

Elle m’indiquait une auto. D’un regard j’avais compris pourquoi elle l’avait choisie. C’était une sorte de gros berlingot rose bonbon qui n’avait rien en commun avec les autres taxis mis à part le lumineux qui trônait au-dessus de sa carrosserie. C’était l’un de ces modèles dérivés d’un véhicule utilitaire, il était rabougri et, avec sa couleur complètement atypique, cette chose donnait plus envie de la manger que d’y voyager. Ce taxi n’avait rien à voir avec les grosses berlines sombres qui faisaient le même office dans la ville.

« Tu n’as pas fini de klaxonner, toi ? Je t’ai dit que j’allais prendre racine ici ? Calme-toi, mon vieux ! »

L’homme qui était au volant du taxi derrière notre sucrerie sur roues avait émis un autre coup de klaxon, un sourire narquois aux lèvres.

« Viens, Belle Gosse, viens ! Laisse le jeune homme se dépatouiller avec tout ça. Il m’a l’air fort et robuste. Il saura s’en sortir tout seul. »

Je maugréais. J’avais placé tous les bagages dans le coffre dont le hayon était ouvert. C’était quand même curieux, ce coffre avait plus l’air d’une petite réserve de maison que de l’arrière d’une voiture. Une jolie nappe marron assortie de broderies l’habillait. Deux napperons jetés ici et là complétaient ce décor. Pour finir, tout autour de l’encadrement de la porte arrière pendaient de longues franges de tissus. C’est à ce moment-là que j’ai compris que ce trajet en taxi sera quelque peu différent de ceux que j’avais fait auparavant.

Après avoir refermé la porte du coffre, je m’étais installé sur la banquette arrière de la voiture. Curieusement, je m’y suis retrouvé seul. La conductrice avait demandé à celle qui m’accompagnait de s’asseoir à côté d’elle. Pour cela, elle avait déménagé tout le fatras hétéroclite qui se trouvait sur le siège avant pour le déverser sur banquette arrière. Je me retrouvais ainsi en compagnie de pots et de boîtes en tous genres.

«  Ils me les brisent vraiment menus, ces types.

– Qui donc ?

– Mes collègues. Toujours à se plaindre. Contre le gouvernement, contre les impôts, contre les piétons, contre leurs collègues. Ils me barbent. Tu discutes avec eux pendant cinq minutes et tu as envie de te jeter dans la Seine. Ils se mettent à te parler de leurs problèmes avec leur femme, mais qu’est-ce que j’en ai à foutre moi, de ce qui se passe avec leur bonne femme ? Ils sont toujours à pleurnicher. On dirait des femmelettes. Tiens, l’autre jour pendant notre manif’, il y en a qui se sont carrément mis à casser des trucs et à s’en prendre à d’autres automobilistes qu’ils accusaient d’être des… Comment appelle-t-on ce truc en anglais ou en je-ne-sais-pas-quoi ?

– Des Uber ?

– Oui, exactement ! Au lieu de trouver des idées et de se retrousser les manches, ils s’attaquent à de pauvres gens. Ça devient de plus en plus pathétique. Vingt-sept années que je suis dans un taxi et je…

– Vingt sept ans ?!

J’avais aussi haussé les sourcils. Vingt sept ans, quand même ! Ceci expliquait pourquoi, à la différence de la plupart des autres voitures, il n’y avait pas de GPS sur sa planche de bord. Elle devait avoir le plan de la ville imprimé dans son cerveau, jusque dans ses moindres ruelles.

– Oui, Belle Gosse. Vingt sept ans de taxi. J’ai passé les soixante balais depuis quelques temps déjà. Je ne les fais pas, n’est-ce pas ? ajoutait-elle devant son regard surpris.

– Euh…

– Tiens, tiens ! Regarde-moi, Belle Gosse. Oh là là ! Tu as de très jolis yeux !

– Merci beaucoup madame, mais vous devriez regarder la route, répondit-elle en détournant le regard.

Je m’étais mis à sourire. Ces yeux gris à paillettes marron faisaient toujours leur effet.

– Regarde-moi encore. Quelles merveilles ! Ouh là, ne deviens pas si blême, Belle Gosse. Tu as un joli minois, mais t’inquiète, tu n’es pas du tout mon genre.

Derrière elles, j’avais pouffé. Un regard gris métallique s’était alors posé sur moi. Menaçant. Je ne cessais pas de rire pour autant.

– Dis-moi, Belle Gosse, tu es d’où ? »

Il était vraiment particulier ce taxi. Il y avait des fleurs et des sucreries partout. Le plafond était parsemé d’emballages de confiseries en tous genre. Juste en face de moi, accroché au repose-tête, trônait un tableau, une réplique très partielle sur fond rose de La création d’Adam de Michel-Ange. Un peu plus bas, un dictionnaire trônait accompagné de magazines pour touristes. Accroché au repose-tête de l’autre siège avant, un autre tableau représentait un oiseau cerné de messages multicolores, sur un fond bleu. Entre les deux sièges se trouvait une petite corbeille en osier, remplie à ras-bord de bonbons. Un attirail vraiment original.

« Et le Beau Gosse, je ne te demande pas d’où tu viens, toi. Ça se voit.

Avant que je ne puisse lui rétorquer quoi que ce soit, elle enchaîna :

– Mais, il ne cause pas beaucoup, le Beau Gosse…

– Oui c’est vrai, il n’est pas très disert.

– Tu es un artiste, Beau Gosse ?

Je la regardais, un peu surpris.

– Lis, là, juste devant toi.

Sur le Michel-Ange tronqué, il était écrit : « Parler est un besoin, écouter est un art ». Goethe.

– Puisque tu sais écouter, Beau Gosse, tu es un artiste. Mais tu sais faire autre chose ?

– J’écris. Quelques fois.

– L’écriture ! Un art parmi les arts ! Je respecte beaucoup ceux qui font des choses de leurs dix doigts. Ceux qui ne le font pas, pour moi, ce sont des gens qui se croient heureux, mais leur vie est fade en réalité. Moi je fais de la peinture. Les tableaux que vous voyez, c’est moi qui les ai faits.

– Moi aussi je fais de la peinture ! »

Elles s’étaient mises à parler de gouaches, de châssis entoilés, d’aquarelles, de pinceaux, d’huiles, de craies et autres pastels. J’avais cessé de suivre leur conversation. Je regardais la ville défiler à travers la vitre. La voiture s’arrêtait à un feu, des piétons traversaient la chaussée, la voiture repartait. Et ainsi de suite. A l’un de ces feux, un autre taxi s’était arrêté à notre hauteur. Le conducteur avait descendu sa vitre.

« Eh, Monique ! Toujours bon pied bon œil, hein ?

– Eh oui, mon blaireau ! Toujours ! Vous allez devoir me supporter encore un brin de temps !

– Je parlais de toi avec mon passager. Il trouve la couleur de ton taxi très spéciale.

– La seule et unique dans Paris. On ne peut pas me rater. »

Le feu repassa au vert.

« … Le métro par contre je déteste ! Oh là là ! C’est une horreur. Entrer dans un trou, sillonner le sol comme une taupe et hop là, ressortir à l’autre bout de la ville, comme par magie. En plus les gens là-dedans sont tous bizarres. Un peu comme s’ils avaient bu de l’anisette. Il faut circuler en plein air, j’en connais qui n’en sont pas morts. Brrr… Chaque fois que j’y pense, ça me donne des frissons.

– Mais vous savez madame, on peut faire de belles rencontres dans le métro, avait répliqué Nadia en se retournant et en plantant son regard dans le mien.

– Eh, Belle Gosse, n’y pense même pas ! Tu vas attendre d’être hors de mon taxi avant de faire de lui ce que tu veux. D’ailleurs, vous êtes arrivés. Tu as mon numéro, si l’envie te prend de venir peindre avec moi. Donnez-moi ce que vous me devez et décampez. »

J’avais raconté cette rencontre haute en couleur. Il m’avait alors été révélé que cette dame était l’une des plus connues du métier en ville.

Par René Jackson

Photo: luminaire de taxi parisien, par Bitonio via Flickr CC


Les personnages de l’underground

 

Les portes coulissantes s’étaient une nouvelle fois refermées. Comme chaque matin, nous étions serrés les uns contre les autres. Il devait bien y avoir plus de cent personnes dans cette voiture. Nous étions débout, agglutinés. Il m’était impossible de prendre appui sur l’une des parois ou de saisir l’une des rampes chromées disséminées dans le wagon. Mais pourtant, malgré les tressautements du convoi et ses tangages à gauche puis à droite, je ne perdais pas l’équilibre. C’est dire à quel point nous étions compactés. J’avais alors jeté un coup d’œil au plan de la ligne collé au dessus de l’une des portes. Trois stations avant d’arriver à Opéra. Trois interminables stations où personne ne descendra, mais où d’autres chercheront à entrer dans ce qui était devenu une boîte de sardines.

J’avais tout de même appris à faire contre mauvaise fortune bon cœur. C’était le moyen le plus rapide de rallier deux points éloignés. Emprunter les voies de surface était un vrai privilège pour une seule raison : l’absence de temps. A cette heure-là, les embouteillages dans les rues étaient rédhibitoires.

J’avais appris à identifier les différentes catégories de personnes qui se pressaient comme moi chaque matin dans ces vers de terre mécaniques. Il y en avait de toutes les catégories. L’homme aux vêtements rapiécés se serrait à un autre tiré à quatre épingles. L’écolier ne daignait pas céder la place qu’il occupait sur le strapontin à la vielle dame debout. Là, le bonhomme qui n’avait probablement pas pris de douche depuis un certain temps côtoyait le jeune frais, en tenue de sport et à la coupe de cheveux impeccablement domptée à coups de gel fixant.

Ces moments de promiscuité étaient certes inconfortables, mais ils me permettaient d’observer à loisir la faune qui habitait cette grande agglomération. Et c’était ma foi un immense melting-pot de la population mondiale qui se mouvait chaque jour dans les entrailles de la ville. On eut été en droit de n’entendre que le français être parlé, mais sous terre, cet idiome semblait quelques fois s’éteindre pour laisser la place aux autres. Et l’un de mes passe-temps favoris pendant mes voyages quotidiens étaient de deviner quelles langues étaient utilisées par certains voyageurs.

Pour cela, je me servais tout autant de mes yeux que de mes oreilles pour trouver les réponses probables. En effet, bien qu’étant tous humains, nous avons des particularités qui nous distinguent l’un uns des autres. Elles peuvent être physiques, mais dans le cadre du langage, il existe des tics qui démarquent les uns des autres. Une linguiste m’avait par exemple fait remarquer que dans le troisième âge, les Français portaient beaucoup de rides verticales autour de leurs lèvres à cause de la propension que cette population avait à parler en mettant les lèvres en bec-de-poule et à mouvoir très peu lesdites lèvres. Cette particularité leur causait d’ailleurs des problèmes à l’étranger car leur façon de parler est attribuée à un certain snobisme alors qu’en fait, ils ne savent pas faire autrement pour la plupart.

Ainsi, chaque matin, en écoutant et en observant, je parvenais à distinguer le mandarin du coréen, l’anglais américain du britannique, le wolof du bambara, le grec hellénique du grec chypriote, le bulgare du russe, le portugais du Portugal de celui du Brésil, le castillan de l’espagnol latino-américain. Il y avait aussi beaucoup de langues que je n’arrivais pas à définir ni à situer géographiquement. Quelques fois, le français se manifestait et même là, juste en écoutant les différentes musicalités, je parvenais à deviner avec une certaine précision leur origine. La musicalité parisienne était différente de la niçoise qui était elle même différente de la nancéienne. Celle de Bruxelles était tout autre, de même que celle de Bamako, de Casablanca, de Baltimore ou de Tokyo.

La musicalité n’était jamais très éloignée de la musique.  Dans ces galeries souterraines dans lesquelles nous allions et venions, elle était en effet omniprésente. Il faut dire que la plupart du temps, l’ambiance était plutôt morne dans les rames. Les gens ne se regardaient pas. On était un inconnu parmi d’autres inconnus. C’était l’endroit où on croisait le plus de gens, mais où on ne se parlaient pas. La plupart des regards y étaient baissés ou se partageaient entre les parois obscurs qui défilaient à travers les fenêtres ou la voûte noyée dans la lumière des néons.

D’autres encore regardaient droit devant eux, dans le vide. C’est dans cette ambiance que déboulaient ces sortes de troubadours modernes qui de leur guitare, de leur accordéon, de leur trompette ou de leurs castagnettes pour un concert bref, qui ne durait que le temps d’un ou de deux arrêts, donc cinq minutes à tout casser. A là fin, ils récupéraient quelques pièces données par les voyageurs généreux.

Bien plus fréquemment, d’autres personnes, des sans-abris, grimpaient dans le wagon, faisaient un discours et récupéraient les pièces le tout en deux minutes. Quand ils n’étaient pas à quêter dans les trains, on les voyait sur les quais des stations, assis et somnolant sur les bancs ou alors allongés à même le sol dans de grands sacs de couchage.

Si beaucoup avaient le regard perdu dans le vague pendant les trajets en métro ou en RER, il y en avait toutefois qui s’occupaient. Les premiers jours, j’avais été frappé par le nombre de personnes qui s’adonnaient à la lecture. J’avais fini par m’y mettre aussi. Il n’était pas évident de se tourner les pouces pendant plusieurs heures avec pour seul paysage des dizaines d’humains plongés chacun dans ses méditations, enfermés dans une boite qui grinçait incessamment sur des rails. Je me suis mis à lire. De plus en plus voracement. Ces voyages quotidiens qui les premiers jours étaient d’un ennui indescriptible avaient fini par devenir des moments que je chérissais tout particulièrement. Au point où il m’arrivait certains jours oisifs de faire deux ou trois lignes de bout en bout juste pour assouvir cette passion qui était devenue peu à peu dévorante. De cette façon, j’avais consumé des dizaines de pavés ; dont le plus emblématique avait été Voyage au centre de la terre de Jules Verne qui, à deux ou trois limites près, présentait un certain syllogisme avec cette vie d’animal souterrain qui était devenue la mienne.

Mais depuis plusieurs jours, je n’avais plus le cœur à la contemplation de cette diversité qui attendait sur les quais et qui se précipitaient ensuite dans les voitures, pour en ressortir quelques minutes après avec tout autant de précipitation. Et le lecteur compulsif que j’étais s’était vu mis entre parenthèses. J’avais toujours un livre dans le cabas qui me servait de fourre tout que j’emportais partout mais je ne l’en sortais plus aussi fréquemment.

Mon regard était de plus en plus accroché à la couleur métallique des prunelles d’une jeune femme. J’étais saisi à la fois d’étonnement et de ravissement par ces étincelles marron-clair qui se faisaient – je me demandais comment – une place dans tout ce gris. Nos regards se vissaient l’un à l’autre longuement, de plus en plus souvent. Elle finissait par esquisser un sourire qui détournait mon attention vers ses lèvres ourlées toujours recouvertes d’un baume. Et son sourire entraînait inévitablement le mien.

Et quand je me retrouvais sans elle, je rêvassais. Les traits de son visage se dessinaient devant mes yeux et ainsi, je pouvais encore la contempler même en son absence. Et le bouquin restait dans le cabas.

Ceci avait continué jusqu’à ce singulier matin. Grève. Encore plus de monde qui se bousculait, s’agglutinait. Jusque là, nous nous étions contentés du « bonjour » et du « au revoir, à demain ». Mais ainsi serrés l’un contre l’autre, je lui avais alors dit: « ce serait beaucoup plus sympathique que toi et moi on se rencontre ailleurs que dans cet environnement de stressés ». Ce à quoi elle avait répondu en extirpant de sa poche une carte de visite, qu’elle m’avait remis.

Par René Jackson