Comment est-ce que cela a pu arriver? Moi, le chantre du français bien parlé, l’amoureux de la langue de Molière, le pourfendeur de toutes les espèces de tournures de langages employées dans notre microcosme linguistique camerounais, comment ai-je pu recevoir un blâme de la part d’un responsable de mon établissement aussi bêtement? Le plus grave pour moi n’est pas le fait que je lui ai manqué de respect, mais les termes que j’ai utilisés. Comment est-ce que j’ai pu répondre à un reproche qui m’était adressé par un « je ne donne pas le lait » aussi gauche et puéril qu’inapproprié? Sorti de ce bureau, j’ai vite fait de supprimer cette chanson de la playlist de mon baladeur numérique. Elle, que j’écoutais en boucle depuis quelques jours est la seule responsable du dérapage verbal inacceptable dont j’ai été victime.
Tout ceci parce qu’au Cameroun, les artistes musiciens ont mis un point d’honneur à ne pas être un exemple à suivre. Ils ont tout d’abord versé dans des chansons aux paroles à connotation explicitement sexuelle pour qui connaît les rudiments des figures de style. On peut citer des exemples comme Cacao Café du chanteur Papillon dont voici les premiers mots: « […] je ne peux que te voir le matin, à midi, à minuit, après la sieste aussitôt debout citoyen, comme un bataillon, marchons… » La subtilité est effarante. On peut aussi citer cette autre de K-tino où elle dit sans vergogne « Fais attention, ne touche pas à ma chatte. Si tu touches à ma chatte, elle se met à pleurer… » ou du novice Tonton La Bombe (un nom d’artiste qui montre toute la douceur du poète) qui dit entre autres: « Je paie ton loyer et je ne connais pas le chez toi […] Quand tu as les problèmes tu me cherches mais ton ndolè, tu le piles ailleurs […] Donne moi mes choses, je te jure tu vas me donner ». Il faut noter qu’il débute sa chanson par un cinglant « qui ne sait exprimer son mécontentement est lâche » annonçant la couleur. Je ne saurais terminer sans évoquer cette chanson qui traduisait à elle seule le ras-le-bol de tous ces hommes dont les compagnes sont atteintes d’une frigidité suspecte: « Tu fuis quoi? Le serpent! (il faut comprendre ce que ça veut dire)[…] Maintenant, je dis maintenant, quand je demande ma chose, tu me dis que ça coule […] Aujourd’hui, même si c’est la piscine, je vais seulement nager! ».
Depuis trois ou quatre années, on est passé du dévergondage au français de taverne. Les artistes musiciens qui versent dans le sexe sont dix fois meilleurs que la catégorie de chanteurs populaires récents car eux au moins, ils utilisaient des expressions très imagées et très stylisées pour parler de la chose. Ceux d’aujourd’hui ont décidé d’emprunter le chemin de la facilité et de faire l’opposé de ce que font les artistes de tous ordres un peu partout dans le monde. Ils ne créent plus la mode, ils se plaisent désormais à calquer dans leur musique les tics les plus abjects des camerounais, parmi lesquels les déformations du langage.
Parce que les chansons populaires les plus écoutées aujourd’hui dans les ménages et les bars (lesquels, il importe de préciser, représentent dorénavant les premiers agents de promotion de la musique au Cameroun, loin devant la radio, la télé, les discothèques et autres cabarets. Au point où ils paient déjà les droits d’auteur) sont celles dans lesquelles le langage de la rue est usité.
Rentrons un peu dans ces diverses expressions qui sont utilisées désormais dans chaque conversation dans les rues et ruelles de Douala:
« Je ne donne pas le lait »: la favorite. Façon de dire j’en ai cure. Une amie camerounaise qui se trouve actuellement aux Etats Unis a posé une fois sur son mur Facebook à ses amis camerounais la question de savoir qu’elle était la signification de cette expression. Cela a soulevé un vif débat par la suite. L’un de ses amis a tenté une réponse: « Vous n’êtes pas des bébés pour que je sois là a vous allaiter, a m’occuper de vous ou en gros a avoir pitié de vous ». Cette expression « je ne donne pas le lait » a une variante tout aussi populaire qui est « c’est le Kossam* qu’on donne? ». Il fallait encore plus d’explications sur cette expression et le même a ajouté quelques réactions plus loin : » « c’est le kossam? » va dans le même sens que « c’est le lait? » dû a l’aspect de ressemblance laiteuse entre kossam et lait ». Tout était dit.
J’ai le sang à l’oeil: autre expression favorite qui va dans le même sens que je suis fort et je me contrebalance totalement de la difficulté ou des conséquences de tel ou tel acte. Ses variantes sont « j’ai le foléré* à l’oeil » et « j’ai la sauce gombo à l’oeil ». Notre spécialiste de l’argot précédemment cité précise qu’ » « avoir le foléré aux yeux » va dans le même sens qu’ « avoir le sang à l’oeil » du fait que le foleré est rouge comme du sang. Et avoir le sang au yeux c’est être une personne sans pitié. En d’autres termes, c’est ne point donner de lait ni le kossam. Mais je trouve qu’elle (l’expression, ndlr) est un peu pejorative quand même ».
« Je wanda », ou je m’étonne, ou encore je suis dépassé par les évènements. Expression tellement culte qu’elle a été reprise comme titre d’un magazine camerounais qui possède même une page dédiée sur Facebook! Ce terme doit provenir de l’anglais « Wonder ». Sa variante est « Ca me pach »!
« Je ndem »: c’est-à-dire je fais quelque chose d’insensé. Ou de surprenant, d’imbécile, de violent, ou d’extrêmement grave.
Ces termes sont désormais passe-partout, car ils peuvent tout signifier. Tout dépend de la phrase dans laquelle ils sont placés, des circonstances, de l’état d’esprit dans lequel se trouve celui qui l’utilise. Ils sont tellement passe-partout qu’ils se sont insinués sans difficulté dans les chansons camerounaises.
Aujourd’hui, tout individu qui possède quelques appareils de mixage et de prise de son se lance dans son affaire, utilise et abuse de ces termes. Un groupe a sorti il y a deux ans le Rap du Lait et la Danse du lait. Un chanteur qui se fait appeler DJ Cool a intitulé l’une de ses chansons Je wanda. L’estocade a été portée par le rappeur camerounais Duc-Z qui a vendu comme des petits pains son dernier single dont le titre est Je ne donne pas le lait. C’est d’ailleurs cette chanson que j’ai dû supprimer du baladeur. C’est elle qui, à force de l’écouter, m’a fait commettre cette énorme boulette langagière devant un supérieur. Heureusement pour moi, elle ne m’a valu qu’un blâme.
Les chanteurs camerounais se sont confortés dans cette bêtise depuis que lors de la dernière édition de la plus prestigieuse cérémonie de remise de récompenses aux artistes camerounais les plus méritants (les Canal d’Or), le meilleur artiste de l’année 2010 était un certain Guy Watson dont le titre de la chanson phare était un curieux néologisme: « Mignoncité ». Malgré le fait d’avoir torpillé le français dans cette chanson, il a à sa décharge le mérite d’avoir créé et utilisé un terme nouveau. Même les vénérables X-Maleya se sont lancés sur les chemins troubles des mots bizarres car le titre phare de leur dernier opus est « Tchokolo ». Un terme qui n’a aucune ascendance dans la langue française et qui ne veut rien signifier dans l’univers argotique camerounais. Du moins, pour le moment.
Je dédie ce texte à ma très chère amie Jessie. Elle qui m’a fait découvrir la chanson « Je ne donne pas le lait ». Elle qui malheureusement vient de perdre son cher papa.
Par René Jackson
Kossam: après avoir anciennement été une marque de produit laitier, le Kossam est plus communément connu comme étant une boisson de lait caillé sucrée.
Foléré: boisson sucrée et non alcoolisée traditionnelle camerounaise, connue aussi en Afrique occidentale sous le nom de bissap.
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