Il y a Paris qu’on connaît, ce Paris qui hante nos imaginaires
Paris qu’on admire, Paris dont on rêve, qui nourrit nos fantasmes
On la croque dans nos têtes, aidés par les calques qu’on peut en voir partout et en tout temps
Paris, ville des amoureux, avec ses ponts alourdis par des cadenas
Ces amoureux qu’il n’est pas difficile de débusquer se bécotant sur les parapets
Ville d’histoire, avec sa cathédrale de nombreuses fois centenaire
Cité d’espoir, qui est à la pointe de la modernité
Fleuron de notre ère, Paris est l’un des centres du monde
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Il y a Paris qu’on connaît, qui est représenté par une certaine étrangeté
Pour d’aucuns c’est une obscénité, cette érection à peine voilée
Encore plus offensante qu’elle est source d’une certaine fierté
Un peu comme ce manant guilleret qui irait présenter sa virilité déployée dans un couvent
Cette fierté est justifiée pour certains, il fallait vraiment y penser de faire
Une chose qui irait tutoyer les cimes, gratter l’envie et la jalousie d’autrui
Éperdument séduits, ils l’ont surnommée la Grande Dame de Fer
Une Dame pour l’amour de qui beaucoup ploient, imperceptiblement, mais sûrement
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A Paris, on voit la Tour Eiffel de partout
C’est ce que les films nous apprennent, les romans et la propagande aussi
Mais la réalité est qu’il y a cet autre Paris
Ce Paris d’une violence pas physique, mais d’une brutalité non moins heurtante
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A Paris, on ne voit pas la Tour Eiffel de partout
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Il y a ce niveau, ces niveaux en dessous du rez-de-chaussée
Cet endroit où le Parisien devient une sorte de taupe
Il se déplace d’un point à un autre en empruntant des galeries souterraines
Comment peut-on traverser la plus belle ville du monde par en dessous
Avec pour seul panorama ces tunnels obscurs
C’est peut-être pratique, mais si laid, si rébarbatif
La preuve, dans le métro, personne ne rit, ni ne sourit
Tout le monde a la mine tranquille de celui qu’on va inhumer
Ce qui n’est pas vraiment hors de contexte vu qu’on se trouve sous terre
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Il y a ce Paris à l’extérieur de cette boucle fermée qu’on appelle le périphérique
Ce Paris qui se vide de ses travailleurs dès que l’aube se pointe
Quand il veut bien le faire d’ailleurs, vu l’heure à laquelle le soleil se donne la peine
Il est bien le seul qui fait la grasse matinée
Il y a ce Paris qui doit emprunter le train chaque matin
Qui doit traverser le périphérique – par en dessous
Ce Paris qui doit travailler avec acharnement pour vivre et garder sa gloire
Qui doit plier l’échine pour garder son bout de Tour Eiffel
Cette présence rassurante, on ne la voit pas, mais elle n’est guère loin
Et parfois la nuit sous le froid, on peut apercevoir la lueur de son phare tournoyant
Qui passe avec la cadence précise d’un métronome
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Il y a ce Paris qui est assis à même le trottoir
Qui a son balluchon tout près, qui a son tout tout près
Qui n’a plus peur de rien, la peur étant engendrée par ce qu’on risque de perdre
Ce Paris ne peut pas voir la Tour Eiffel, il ne peut même pas bouger
Il est perclus d’engelures les soirs d’hiver et boursoufflé de coups de chaleur les midis d’été
Il tient sa gamelle, qui est la seule source de sa pitance
Quêtant de la compassion du Parisien qui n’a plus le temps d’éprouver ça
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Le Parisien est cet homme toujours pressé
Qui court derrière un bus alors que le prochain arrive dans la minute qui suit
Qui marche en alignant des foulées certes petites, mais extrêmement rapides
La Parisienne est cette personne multitâche
Comme ce téléphone intelligent qu’elle tapote tout en trottinant, en discutant, en mangeant
Juste en les regardant vivre, le Parisien et sa compagne sont désespérément épuisants
On peut avoir l’impression qu’ils manquent de fantaisie, de joie de vivre
Si souvent pressés qu’on a l’impression qu’ils ne voient pas toute la beauté qui les entoure
Qu’ils n’ont pas conscience de l’admiration qu’on voue à tout ce qu’ils ont la chance
De vivre et de côtoyer chaque jour
Mais encore faudrait-il qu’ils aient le choix
Ils doivent se hâter tout le temps s’ils veulent faire perdurer ce rêve
Ce rêve qui est vital tant pour eux que pour le reste de l’humanité
Se hâter de trouver un travail, d’y faire ses preuves, de participer à l’effort collectif
Se hâter au point de passer tout près de la Grande Dame de Fer sans y jeter un œil
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A Paris, on ne voit pas la Tour Eiffel de partout
Parfois même en passant juste en dessous
Par René Jackson
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